Blog | Église Fusion Org Granby (Critiques)
Abolissons les exemptions de taxes aux églsies, mosquées, synagogues et autres lieux de culte. LAÏCITÉ

CONCLUSION
La puissance déterritorialisée
Vers une civilisation planétaire
Si le réel donne tort à l’idéologie, c’est l’idéologie qui a tort, pas le réel. Quand Samuel Huntington montre la Lune en annonçant dans Le Choc des civilisations que, désormais, ce sont des blocs spirituels et culturels qui s’opposeront, les imbéciles n’ont eu de cesse qu’ils regardent son doigt. Pour la plupart de ces idiots, même si le réel donne raison aux analyses du philosophe américain et tort à leur jugement, ils persistent à fixer l’index. Un grand nombre des faits annoncés en 1996 dans ce livre s’est trouvé validé par le réel. Mais il faut bien plus que le désaveu apporté par le réel à nombre de penseurs et d’intellectuels, de philosophes et de politiciens, de sociologues et d’historiens pour qu’ils se trouvent ébranlés dans leurs convictions idéologiques.
Ainsi, en 1996, Samuel Huntington a diagnostiqué : la fin des États qui ne contrôlent plus la monnaie, les idées, la technologie, la circulation des biens et des personnes ; le déclin de l’autorité gouvernementale ; l’explosion et la disparition de certains États ; l’intensification des conflits tribaux, ethniques et religieux ; l’émergence de mafias criminelles internationales ; la circulation sur la planète de dizaines de millions de réfugiés ; la prolifération des armes ; l’expansion du terrorisme ; les nettoyages ethniques ; le paradigme étatique remplacé par le paradigme chaotique. Depuis cette date, le réel a-t-il donné tort au philosophe américain ?
L’effondrement de l’Empire soviétique, donc de la menace marxiste-léniniste sur la totalité de la planète, n’a pas laissé le champ libre, comme le croit Francis Fukuyama dans La Fin de l’histoire, à une domination internationale et sans partage du libéralisme. L’analyse à courte vue imposée désormais à toute intelligence par le modèle journalistique a certes pu faire illusion le jour même ou le lendemain de la chute du mur de Berlin, mais un esprit avisé ne pouvait imaginer que la fin de l’Union soviétique correspondrait au triomphe idéologique et politique définitif des États-Unis dans le monde entier.
Le monde n’est pas bipolaire avant de n’être plus qu’un seul quand l’autre terme d’un dualisme hypothétique a disparu ! Il est effectivement multipolaire et construit sur des civilisations qui procèdent de spiritualités hétérogènes, autrement dit : de religions. Bien qu’entre 1917 et 1991 le régime de l’URSS fût officiellement athée, il relevait lui aussi du judéo-christianisme généalogique du continent américain. La Russie soviétique et l’Amérique impérialiste qui lui est contemporaine sont, du point de vue de la civilisation, comme un même gant, l’un à l’endroit, l’autre à l’envers : mais il s’agit bien du même gant…
En revanche, la Chine confucéenne, l’Inde hindouiste, l’Extrême-Orient bouddhiste, le Japon shintoïste, l’Afrique subsaharienne néoanimiste, le Moyen-Orient et l’Afrique du Nord islamiques constituent des civilisations homogènes dès lors qu’elles sont mises en regard d’autres civilisations. On peut en effet épiloguer sans fin sur ce qui distingue et semble séparer l’Iran chiite de l’Arabie saoudite sunnite, mais ces deux pays voient leurs différences s’effacer d’un seul coup en regard de la Corée bouddhiste ou de la Nouvelle-Zélande judéo-chrétienne.
À Téhéran et à Ryad, tout autant qu’à Gaza et Islamabad, normalement, on ne mange pas de porc et on ne boit pas d’alcool, pendant qu’à Séoul ou à Pékin on mange du chien, mais pas à Tokyo, alors qu’à Wellington on mange des sandwiches au jambon – comme à Paris et Moscou, et partout ailleurs dans l’Europe chrétienne, mais dans aucun pays bouddhiste ou hindouiste puisqu’ils sont végétariens… La gastronomie fournit un angle d’attaque souvent oublié mais pertinent et décalé pour penser les civilisations qui ne se réduisent pas au mode de production de leurs richesses – reliquat de la vieille lecture marxiste. Du point de vue de la civilisation, chacune de ces capitales prend ses racines dans un livre qu’elle estime saint, sacré, religieux : on le sait, c’est le Coran qui prohibe la viande de porc et l’alcool, un interdit qu’on trouve également dans l’autre religion sémite et abrahamique qu’est le judaïsme qui s’appuie sur la Torah, au contraire du Nouveau Testament qui ne les interdit pas. Les Veda, qui comprennent le Rigveda et les Upanishad, sont les textes de références des hindouistes avec le Mahâbhârata, le Ramayana et la Baghavad-Gîtâ qui théorisent la compassion à l’endroit de toute créature vivante et, pour ce faire, interdisent l’abolition de toute vie animale. Il en va de même avec les textes bouddhistes Theravada qui prohibent l’alimentation carnée pour les mêmes raisons. Les textes de la religion abrahamique en revanche interdisent la consommation du chien, un tabou qui a stoppé cette alimentation préhistorique qui persiste malgré tout de nos jours dans certains endroits où le texte d’Abraham ne fait pas la Loi. Une civilisation ne produit pas une religion, car c’est la religion qui produit la civilisation. L’empreinte marxiste, comme on pourrait le dire dans l’esprit de l’éthologie, a dressé les intelligences à obéir à cette idée que l’infrastructure économique conditionne la superstructure idéologique. Autrement dit : que les modes de production économiques, économiques, propriété privée ou propriété collective, précédaient l’idéologie qu’ils rendaient ensuite possible sur le principe de la conséquence. Or c’est l’inverse qui est vrai : il y a d’abord une idéologie, donc une spiritualité, donc une religion, ensuite arrive la civilisation. L’économie compte pour rien dans la production d’une civilisation car toutes, sans exception, se sont construites à partir du capitalisme qui s’avère consubstantiel aux échanges humains. La lecture marxiste fait du capitalisme une invention tardive, comme si le capital ne faisait pas la loi depuis que la rareté détermine la valeur ! La rareté du beau coquillage à l’époque préhistorique dispose de son pendant dans la rareté contemporaine qui constitue l’œuvre du peintre Basquiat en valeur indexée sur sa rareté.
Dire du capitalisme qu’il naît à une date précise permet de laisser croire qu’il peut également mourir à une date précise : la vulgate marxiste enseigne qu’il voit le jour au XIXe siècle avec le développement de la société industrielle et qu’il disparaîtra dialectiquement avec l’avènement de la révolution prolétarienne qui réalisera l’appropriation collective des moyens de production. Or il y eut du capitalisme préindustriel et les révolutions marxistes-léninistes qui ont décrété la collectivisation de la propriété privée n’ont pas aboli le capitalisme, elles l’ont assujetti à l’État pour en faire un capitalisme étatique. Pour l’anecdote, rappelons que dans son abondante œuvre complète, Marx n’utilise que deux fois le mot « capitalisme » : une fois dans le premier tome du Capital, une autre dans Théorie de la plus-value. Engels qui met au point les manuscrits laissés à sa mort par son ami établit les deux autres volumes du Capital : « capitalisme » y apparaît quatre fois dans le livre II et trois fois dans le livre III… Préhistorique, mésopotamien, assyrien, babylonien, égyptien, grec, romain, amérindien, européen, féodal, industriel, numérique, écologique, le capitalisme est plastique mais permanent. permanent. Il fonctionne en basse continue de toute civilisation – en énergie durable… L’URSS n’a pas aboli le capitalisme mais il en a proposé la formule bolchevique suivie en cela de nos jours par le marxisme-léninisme cubain, vietnamien, coréen ou chinois. L’islam en propose un peu partout sur la planète une formule coranique. Et ceux-là mêmes des partis politiques qui font profession de l’abolir ne proposent rien d’autre dans leurs programmes qu’une nouvelle variation sur le thème du capitalisme – une version soviétisée, planifiée, nationalisée, étatisée. Le capitalisme est donc indépassable, il est une hydre à mille têtes dont l’une repousse dès qu’elle a été coupée.
Le capitalisme n’est donc pas, contrairement à ce qu’avance Fukuyama dans La Fin de l’histoire, l’horizon indépassable de notre futur, car il ne fait pas l’histoire : il accompagne les hommes et les accompagnera, comme il les a accompagnés depuis qu’ils existent. Le capitalisme est un épiphénomène là où la puissance fait la loi, il en est l’instrument. Que le joli coquillage rare appartienne au chef le plus armé, le plus fort, le plus rusé, le plus entouré, le plus craint dans la tribu préhistorique à l’époque de Lascaux ou que la toile impressionniste de Van Gogh soit entre les mains du mâle dominant, sujet déraciné postmoderne résidant dans un paradis fiscal sous les tropiques, ne change rien à l’affaire – la puissance élit un destin et en écarte un autre dans la plus aveugle des fatalités. L’économie ne produit rien, elle est elle aussi un produit.
Le libéralisme n’est pas, à rebours de ce que racontent depuis toujours ses thuriféraires, le véhicule de l’émancipation des hommes. Le commerce n’est pas en soi un facteur de civilisation, scie musicale de la philosophie des Lumières libérales, Voltaire et Montesquieu, Adam Smith et Ricardo en parangons, mais un facteur d’enrichissement des riches et, la plupart du temps, d’appauvrissement des pauvres. Certes le revenu moyen augmente sur la planète avec l’économie de marché, mais quand on prend le salaire du plus riche pour l’additionner à celui du plus pauvre et qu’on divise la somme obtenue par deux pour obtenir une moyenne, on ne dit rien de la paupérisation qui est la vérité de l’opération. Le très riche s’enrichit, le très pauvre s’appauvrit et le salaire moyen est une fiction, une allégorie, un concept utile à la propagation de l’idéologie libérale. Ce même libéralisme triomphe en Europe depuis un quart de siècle. Dans l’Europe dite de Maastricht, il dispose de tous les leviers : l’économie et la société de marché, la représentation électorale verrouillée par un dispositif oligarchique, la domination des médias de masse, le formatage du plus jeune âge avec les programmes des écoles, le renoncement des universités à l’esprit critique, l’édition aux mains des directeurs commerciaux, les pleins pouvoirs de la banque qui ne prête qu’aux riches, la religion de l’argent et le culte du Veau d’or, le commerce du renard libre dans le poulailler libre, l’humanisme sirupeux de la religion chrétienne, l’art contemporain fabriqué par les marchands, la police contrainte par l’État à être forte avec les faibles et faible avec les forts. Dans le moment électoral, pour se faire plébisciter, droite et gauche libérales confondues, les partisans de cette Europe du marché avaient promis le plein-emploi, l’amitié entre les peuples, le cosmopolitisme heureux, le règne de la paix, la croissance assurée ; depuis bientôt un quart de siècle que cette idéologie se trouve au pouvoir sans contre-pouvoir digne de ce nom, elle a généré le chômage de masse, la montée de la xénophobie, le multiculturalisme nihiliste, les guerres et le terrorisme, l’économie impuissante face aux défis mondiaux.
Cette Europe est morte, c’est entendu. Voilà pourquoi quelques hommes politiques essaient de la faire… Le judéo-christianisme ne fait plus recette dans les pays où il dominait depuis des siècles. Dans cette Europe libérale, les idées puis les lois qui s’affranchissent totalement de l’idéologie chrétienne sont de plus en plus nombreuses : déconnexion de la sexualité de la procréation, de l’amour et de la famille ; libre accès à la contraception pharmaceutique ; dépénalisation, libéralisation et remboursement de l’avortement par la sécurité sociale ; simplification et banalisation du divorce ; légalisation du mariage homosexuel ; possibilité d’adopter des enfants pour les parents d’un même sexe ; tolérance de la gestation pour autrui pratiquée à l’étranger mais validée par la loi européenne ; marchandisation du corps humain. Il n’y a matière ni à se réjouir ni à récriminer, ni à rire comme Démocrite ni à pleurer comme Héraclite, mais à comprendre comme Nietzsche : la famille traditionnelle explosée, il ne reste plus que des monades sans portes ni fenêtres pour utiliser les mots du Leibniz de La Monadologie. Des individus déliés, des sujets désassujettis, des personnes errantes, des subjectivités autistes, des mortels ontologiquement hagards perdus entre deux néants. La famille, la communauté, le groupe, le collectif, l’État, la nation, le pays, la république ne font plus recette. Chacun est devenu une planète froide lancée comme un bolide fou dans un cosmos gelé sans grande probabilité de rencontre. C’est ainsi. Le réactionnaire peut pester et le progressiste applaudir, peu importe ; le tragique regarde ce qui advient, ce qui est et ce qui va advenir.
L’Europe est à prendre, sinon à vendre. Ni moi ni mon lecteur contemporain ne verrons qui prendra et à qui la vieille chose sera vendue. Mais plusieurs prétendants paraissent à ce jour notables. Le judéo-christianisme est épuisé ; il est une puissance qui a fait son temps. L’étoile effondrée s’effondre encore, c’est dans l’ordre de son être. La démographie témoigne du mouvement des choses, mais c’est une discipline dont ne veulent pas entendre parler les dénégateurs du réel : elle est en effet l’activité qui produit des images fidèles de la réalité, mais c’est une offense intellectuelle aux yeux de ceux qui pensent que la réalité n’existe pas et qui ne veulent surtout pas qu’elle existe. Elle contrarie trop leurs idées et ils préfèrent les fictions qui les sécurisent aux vérités qui les inquiètent.
Or la chose est simple : si les Européens judéo-chrétiens ne font plus d’enfants, les nouveaux Européens arrivés avec l’immigration produite par les guerres occidentales en provenance de pays massivement détruits par l’Occident modifient la configuration spirituelle, intellectuelle et religieuse de l’Europe. Ces peuples sont en effet en grande partie musulmans. Ils fuient légitimement la guerre, l’anarchie, le chaos, la misère créés par les armées américaines et leurs coalisés, dont la France et nombre de pays européens. Ces nouveaux Européens, donc, prennent le relais démographique car leurs taux de natalité en expansion compensent le taux de natalité effondré des Européens post-chrétiens tout acquis à la religion de l’individualisme consumériste. Une fois encore, la chose n’est ni bonne comme le croient les islamophiles, ni mauvaise comme le pensent les islamophobes, elle est – comme le sait le tragique.
Quand le judéo-christianisme faisait la loi, il imposait l’interdiction de la sexualité en dehors de la procréation, il prohibait tous les moyens de contraception, il criminalisait les célibataires, il jetait l’anathème sur les femmes et les foyers sans enfants, il invitait à générer des familles nombreuses en vertu de l’invitation chrétienne du « Croissez et multipliez », il pourchassait les homosexuels, il brûlait les sodomites comme il disait alors avec les mots de l’Ancien Testament, il allait jusqu’à codifier dans des pénitentiels les moments de l’année pendant lesquels il était possible d’embrasser sa femme, il décrétait péché mortel la masturbation. Avec ce régime de terreur sexuelle, la démographie galopait.
Les législations postchrétiennes qui libèrent la sexualité et la découplent de la procréation, de l’amour et de la famille contribuent à l’effondrement démographique. Pendant ce temps, l’islam en pleine forme démographique porte à son tour l’antique idéologie du monothéisme judéo-chrétien : célébration de la polygamie comme chez les Juifs orthodoxes ; instauration d’un mariage pour une durée déterminée, le mut’a ; imposition d’un devoir de procréation ; invitation à la famille nombreuse – elle est signe de prospérité et fait plaisir à Dieu ; criminalisation et condamnation de l’homosexualité ; opposition au mariage homosexuel ; interdiction de l’homoparentalité ; refus de la gestation pour autrui. Ces populations jeunes produisent des enfants et font de l’islam une religion avec laquelle l’Occident doit désormais compter.
Huntington a analysé l’islam politique en dehors de l’idéologie des partisans et des adversaires. Il a rapporté des faits : démographiquement, cette religion monte en puissance ; en s’appuyant sur le Coran qui l’affirme sans ambages, elle clame sa supériorité sur les autres religions monothéistes, mais aussi sur toute autre forme de spiritualité ; elle fait de l’incroyant un adversaire, sinon un ennemi de prédilection ; elle ne cache pas son désir de convertir par la force et la violence ; elle ne donne aucune frontière à son expansion sur la planète ; elle fournit une alternative au nihilisme occidental, à la religion du Veau d’or et au mode de vie consumériste ; elle offre une spiritualité dans un espace mental vidé de son contenu. Voilà qui a suffi à classer Huntington du côté des islamophobes pour l’intelligentsia occidentale frottée aux huiles essentielles marxistes depuis plus d’un siècle.
Or les faits semblent donner raison au philosophe américain. On peut vitupérer contre un chiffre donné par un démographe, il n’en demeure pas moins que la démographie exprime des choses exactement comme la géographie : refuser que la Corse soit une île, nonobstant les cartes satellitaires qui le montrent nettement, n’empêche pas la Corse d’être une île. Quand elle est pratiquée avec le projet d’obtenir une vérité de nature objective et scientifique, la démographie n’est pas une idéologie ; en revanche, refuser les leçons de la démographie en est une.
Après l’effondrement du communisme soviétique, ça n’est donc pas le libéralisme qui triomphe, mais le religieux pour lequel des millions de gens descendent dans la rue. L’effondrement du judéo-christianisme en Europe, la baisse du taux de fécondité de sa population couplée à la « Résurgence de l’Islam » (comme l’écrit Huntington avec une majuscule exactement comme dans les cas de la « Réforme protestante », de la « Révolution française », de la « Révolution américaine » et de la « Révolution russe ») et à l’augmentation de son taux de fécondité, témoigne en faveur de l’Islam porteur d’une nouvelle spiritualité européenne capable de disposer de la puissance avec laquelle se constituent les civilisations nouvelles. Hors idéologie, aucun démographe n’imagine une ligne de force inverse à celle-ci ou en faveur du judéo-christianisme.
Mais cette civilisation nouvelle obéira elle aussi aux lois de l’entropie qui finit toujours par emporter ce qui est vers ce qui n’est plus. Dans le jeu des civilisations post-judéo-chrétiennes qui se jouera sur des siècles, voire des millénaires, l’Islam, c’est évident, tiendra un rôle important. L’actuel califat de l’État islamique présenté dans une perspective exclusivement morale et nullement géostratégique ou géopolitique comme le summum de la barbarie pourrait bien être l’esquisse d’une forme dont aucun contemporain ne verra l’achèvement. Les réactionnaires de tous bords veulent empêcher ce mouvement en ignorant la vanité et le caractère chimérique d’un contrefort au mouvement de la puissance.
Qu’on y songe bien, le barbare d’hier est toujours le civilisé d’aujourd’hui. Le civilisé, c’est le barbare qui a réussi ; le barbare, le civilisé qui a échoué. Aucune civilisation ne s’est jamais construite avec des saints et des pacifistes, des non-violents et des vertueux – des gentils garçons… Ce sont toujours des gens de sac et de corde, des bandits et des soudards, des tueurs sans pitié et des assassins au long cours, des tortionnaires et des sadiques qui posent les bases d’une civilisation. Derrière Jésus, les enfants de chœur sont gens de plume ou de pinceau, tout juste bons à faire des poètes et des écrivains, des artistes et des philosophes ; derrière saint Paul, les créateurs d’empires sont gens de glaive et de potence, de bûchers et de culs-de-basse-fosse. Les premiers décorent les édifices bâtis par les seconds. Ne comparons pas les civilisations, elles sont incomparables. Mais en dehors des détails pris par la puissance, détails dont la description constitue si souvent ce qu’il est convenu de nommer l’Histoire, elles sont toutes réductibles à un même principe : son flux est une éthologie activée sur de grands espaces. La philosophie de l’histoire coïncide avec une éthologie planétaire qui met des forces en lutte. Ce qui vainc n’est jamais le plus juste ou le plus vrai, mais le plus fort, le moins faible. On ne gagne pas avec la vérité la plus vraie ou la justice la plus juste, mais avec la force la plus forte. Or la force ignore le bien et le mal. Quand la force vainc, on nomme bien ce qui a vaincu, parce qu’il a vaincu, et non parce qu’il s’agit du Bien. Dès que cette force se montre la moins forte et qu’elle succombe, on dit du vaincu qu’il était dans le camp du mal. Dans cette logique éthologique, le bien nomme ce qui a vaincu ; le mal, ce qui a perdu. Mais la force ne saurait être éternelle là où elle est, car elle obéit elle aussi à l’entropie. Que le judéo-christianisme s’efface et qu’une autre civilisation s’annonce dans ce qui s’énonce ne prouve rien d’autre que la mort annoncée de ce qui naît ici et maintenant. La civilisation morte a obéi au schéma qui l’a conduite de la naissance à la disparition via ses moments de croissance, d’acmé et de décroissance ; la civilisation naissante va obéir au schéma qui la conduira de la naissance à la disparition, via ses moments de croissance, d’acmé et de décroissance ; puis cette civilisation sera remplacée par une autre – et ce de manière finie.
Car ces fins ajoutées auront un jour une fin finale. Nous entrons dans les derniers temps des civilisations territorialisées. Chacune des grandes civilisations passées entrait dans une carte de géographie qui délimitait de manière visible ses territoires, sa zone, son espace, son sol. Une civilisation a toujours eu des frontières. Les empires étaient adossés à des terres qui ne relevaient pas du domaine impérial. Le plus grand des empires jamais réalisé n’a jamais été plus grand que les terres qui ne lui étaient pas soumises. Ainsi, au XIIIe siècle, l’Empire mongol qui s’étendait sur 33 millions de kilomètres carrés ne fut qu’un confetti au regard de ce qui n’était pas lui. Même remarque avec l’Empire britannique au XXe siècle – le plus grand de tous les temps. Ne parlons pas de l’infime particule qu’est la Terre dans notre galaxie, et la poussière qu’est notre galaxie dans l’Univers…
Quand les cathédrales européennes seront devenues des ruines semblables à celles de Palmyre ou de Pétra, la civilisation islamique aura elle aussi un jour affaire à d’autres civilisations aux démographies puissantes : parmi les plus structurées et les moins chaotiques à ce jour, la Chine confucéenne, l’Inde hindouiste. Mais qui sait le temps venu où la puissance aura été la plus puissante ? Avec cette hypothèse, nous entrons à nouveau dans le règne des longues durées. Il serait ridicule et vain de chiffrer les temps nécessaires à la disparition des civilisations territorialisées pour envisager chronologiquement le temps de l’avènement de la civilisation déterritorialisée. Mais elle adviendra.
La technologie efface l’espace et le temps terrestres au profit d’un espace et d’un temps virtuels, ceux de la pure présence et de l’immédiateté. Déjà, l’univers de la connexion donne aux monades errantes l’illusion d’exister dans une communauté qui n’est en fait que l’illusion du grégaire conférée par l’énervement du mouvement brownien. Connectés au monde entier, nous sommes devenus incapables d’une authentique présence au monde : en étant virtuellement partout, nous ne sommes plus réellement nulle part. Assis à la même table d’un restaurant, deux amoureux soucieux de leur téléphone portable ne sont déjà plus ensemble, ils sont avec le tiers – tiers autrui, tiers temps, tiers espace, tiers ailleurs. La connectique virtuelle n’en est qu’à ses balbutiements. Un jour viendra où la civilisation sera planétaire, une, unique, monolithique. On ne peut la décrire sans entrer dans la science-fiction, mais on ne saurait imaginer que ce qui adviendra fera l’économie de ce qui est déjà : la servitude de l’humain à l’endroit des machines, présentées comme libératrices alors qu’elles asservissent, sera de plus en plus importante jusqu’à devenir totale. Celui qui croira obéir à une machine ignorera qu’il se soumet à celui à laquelle la machine obéit. Car la machine n’est que ce que les hommes lui demandent d’être et rien d’autre. Vouloir l’autonomie des machines, c’est encore soumettre la machine au vouloir humain : ce que la machine voudra dans sa folie sera ce que l’homme aura voulu qu’elle veuille. Exiger la liberté, c’est ici soumettre.
Ce qui faisait la matière du monde risque de disparaître dans un monde de virtualité. Ce que les hommes auront détruit pour n’avoir pas su le protéger, l’air, la planète, la nature, la vie, ils en proposeront des formules artefactuelles : de l’air chimiquement produit dans des usines, des morceaux de planète artificiellement maintenus en vie dans des zones de viabilité, des écosystèmes hors sol, une nature en pot et en serre, en bac et sous verre, en sachet et sous vide, une vie fabriquée en laboratoire avec ciseaux d’ADN et des calculs d’identité informatisés, des riches qui ne mourront plus qu’accidentellement et des pauvres dont les corps serviront de pièces de rechange à ceux qui auront les moyens de les acheter, des banques de données numériques corporelles, des esprits et des intelligences téléchargeables transportés dans des corps interchangeables.
Le transhumanisme est là, déjà, qui nous montre l’esquisse du monde qui attend nos suivants qui vivront dans la civilisation déterritorialisée. Le mot date de 1957, on le doit au frère biologiste d’Aldous Huxley ! Mais la chose prend son envol à la fin du XXe siècle, quand, justement, la fiction communiste apparaît telle qu’elle est, une fiction, et la fiction libérale telle qu’elle est aussi, une fiction. Elle prend la place de la fiction nécessaire à l’action. La puissance semble agir, ici comme ailleurs, afin d’obtenir son être et la permanence de son être toujours selon la logique entropique. Le point de départ de cette nouvelle idéologie est commun avec toutes les généalogies d’idéologies : les conquistadors de nouveaux mondes estiment que ce qui est mériterait soit d’être amélioré, soit de ne plus être. Le présent est mauvais, parce qu’il est présent ; le futur sera meilleur, parce qu’il est futur. En ce sens, le transhumanisme s’inscrit dans le vieux lignage des utopies qui, du christianisme aux fascismes en passant par le communisme et le national-socialisme, veulent un Homme nouveau affranchi de l’Homme du passé. Le Mafarka du futuriste Marinetti, un roman d’anticipation lyrico-poétique écrit en français en 1909, pourrait bien un jour passer pour le modèle prototypique de ce que vise le transhumanisme. Mafarka ayant perdu son frère dévoré par un troupeau de chiens enragés entreprend de rendre à sa mère le fils qu’elle a perdu. Avec l’aide de forgerons, de tisserands, de menuisiers, gens d’artefact, il crée un être avec des ailes orange qui produisent une musique et doivent lui permettre de se rendre maître et possesseur du Temps et de l’Espace. Une fois mécaniquement achevé, Gazourma, c’est son nom, reçoit la vie d’un baiser de la bouche de son père. À l’instant où ce souffle vital lui donne l’être, il déploie violemment ses ailes et projette mortellement son père contre les rochers. Coloubbi qui joue le rôle de mère est elle aussi tuée par son fils mécanique. Gazourma se déclare le maître du firmament et entreprend la conquête de Mars. Il s’envole vers son destin après avoir tué père et mère. Quelques années après avoir publié ce texte, Marinetti qui voulait abolir la culture apporte ses suffrages au fascisme italien. il naît, il est, il croît, il souffre, il vieillit, il décroît, il meurt – comme les civilisations. Les tenants du transhumanisme souhaitent qu’il soit, mais tout à fait autrement : la naissance ne doit plus obéir aux caprices et aux aléas de la nature, elle doit procéder d’un volontarisme scientifique et d’une sélection appropriée ; la souffrance doit disparaître, car le bonheur doit faire la loi ; dès lors, tout ce qui entrave cet hédonisme doit être supprimé : le handicap, la maladie, le vieillissement, mais aussi la mélancolie, la dépression, le chagrin, à quoi on peut ajouter aussi, car ce sont des facteurs de souffrance, la laideur selon la définition du moment, les limites à la mémoire, à l’intelligence, mais aussi à la performance physique, tout autant que l’apparence corporelle qu’on est légitime à vouloir augmentée selon les critères esthétiques du jour.
Cet homme nouveau s’obtiendra par la science, la médecine, la technologie, la biologie, la chirurgie, la pharmacologie, la génétique, mais aussi la cybernétique. L’augmentation des performances intellectuelles supposera l’intervention chirurgicale dans le cerveau du posthumain qu’un processeur permettra d’optimiser. Le travail sur le système nerveux augmentera la présence au monde : savoir plus, connaître tout, vivre plusieurs vies, expérimenter tous les possibles. On sait aujourd’hui comment créer en laboratoire des souvenirs de choses qui n’ont pas existé dans l’encéphale d’un mammifère : un jour probable, on effacera les souvenirs traumatisants ou politiquement gênants pour les remplacer par de faux souvenirs qui seront de vrais artefacts euphorisants ou asservissants. Se souvenir de ce qu’on n’a pas vécu et oublier ce qu’on aura vécu réalisera à la lettre le vieil impératif révolutionnaire de droite comme de gauche qui invitait à faire table rase du passé. Le bourrage de crâne cessera alors d’être une formule pour devenir une pratique effective. Cette fausse mémoire vraie fiction pourra être augmentée par un exocortex, un genre de disque dur sur lequel pourraient se trouver téléchargées des données provenant d’un être dupliqué, décalqué, dont le contenu cérébral et neuronal aurait été copié et collé sur un micro-support susceptible d’être intégré au corps. Le transhumanisme travaille en effet au mariage tératologique de l’humain et de la machine, de la cellule biologique associée au microprocesseur informatique. Quand on se souvient que Bergson définissait le rire comme « du mécanique plaqué sur du vivant », on en vient à douter de la pertinence de sa formule… À terme, ce monde auquel travaillent déjà un nombre considérable de personnes, dont, depuis 1980, l’université de Californie à Los Angeles, abolira définitivement le vieux monde. Le transhumanisme comme destin de la fin du destin, achèvement de la puissance en mort réelle de l’homme, semble obéir au programme de l’effondrement de l’étoile. Le nihilisme entrera dans sa plus grande période d’incandescence : hyperrationalisme scientiste, technophilie illimitée, optimisme éthique, culture de l’antinature, religion de l’artefact, dénaturation de l’humain, matérialisme intégral, utilitarisme charnel, anthropocentrisme narcissique, hédonisme autiste – tout ce qui définissait le nihilisme sera concentré dans une idéologie qui sera probablement la dernière. Cette ultime civilisation aura pour tâche d’abolir toute civilisation.
La vérité du politique ne sera plus à penser en regard de la cité grecque de Platon, de l’utopie de Thomas More, de l’État de Machiavel, du contrat social de Rousseau, du libéralisme de Montesquieu, de la démocratie de Tocqueville, du communisme de Marx, mais de deux ouvrages de romanciers britanniques qui disent en plein XXe siècle tout sur la société de contrôle et le transhumanisme qui constitueront le noyau dur de la dernière des civilisations qui sera sans conteste déterritorialisée : Le Meilleur des mondes d’Aldous Huxley et 1984 de George Orwell.
Nul doute qu’une nouvelle religion surgira alors comme moment final de la puissance. Après cela, il ne restera plus que le néant, la néantisation de la puissance, l’effondrement de l’effondrement. Une poignée de posthumains survivra au prix d’un esclavage inédit de masses élevées comme du bétail. Le problème ne sera plus comme aujourd’hui d’humaniser les abattoirs mais d’abattre à la chaîne les damnés de la terre au profit des élus posthumains. Les dictatures de ces temps funestes transformeront les dictatures du XXe siècle en bluettes. Google travaille aujourd’hui à ce projet transhumaniste. Le néant est toujours certain.
Onfray, Michel. Décadence
e
Chacun connaît les pyramides égyptiennes, les temples grecs, le forum romain et convient que ces traces de civilisations mortes prouvent… que les civilisations meurent – donc qu’elles sont mortelles ! Notre civilisation judéo-chrétienne vieille de deux mille ans n’échappe pas à cette loi.
Du concept de Jésus, annoncé dans l’Ancien Testament et progressivement nourri d’images par des siècles d’art chrétien, à Ben Laden qui déclare la guerre à mort à notre Occident épuisé, c’est la fresque épique de notre civilisation que je propose ici.
On y trouve : des moines fous du désert, des empereurs chrétiens sanguinaires, des musulmans construisant leur « paradis à l’ombre des épées », de grands inquisiteurs, des sorcières chevauchant des balais, des procès d’animaux, des Indiens à plumes avec Montaigne dans les rues de Bordeaux, la résurrection de Lucrèce, un curé athée qui annonce la mort de Dieu, une révolution jacobine qui tue deux rois, des dictatures de gauche puis de droite, des camps de la mort bruns et rouges, un artiste qui vend ses excréments, un écrivain condamné à mort pour avoir écrit un roman, deux jeunes garçons qui se réclament de l’islam et égorgent un prêtre en plein office – sans parler de mille autres choses…