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Des nombres dans la matière

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Des nombres au fond de la matière

 

Bientôt six heures du soir. Un à un, les élèves de l’ancien collège de Königsberg ont déserté la cour de récréation. C’est l’heure de regagner la salle d’étude. Soudain, la petite porte de fer au fond du préau s’ouvre en grinçant. Le petit Sommerfeld pousse un cri de surprise. Minkowski ! Il ne l’attendait plus !

 

 Les deux têtes de classe ont pris l’habitude de se retrouver après les leçons, pour se lancer des tas de devinettes et d’énigmes hérissées de pièges. Quelquefois, il leur arrive aussi de passer des heures à jouer aux billes sans dire un mot. Mais aujourd’hui, pas question de s’amuser. Ni pour Sommerfeld de récupérer son bien. Mâchoire serrée, l’élève Minkowski a sa tête des mauvais jours.

 

 Deux heures plus tôt, il s’est attiré les foudres de son professeur de physique, un gros à la barbe grise avec lequel il ne s’entend pas vraiment. La preuve, il vient de récolter une colle assortie en prime d’un zéro ! La question posée était pourtant simple : de quoi est faite la matière ? Dans les années 1870, on sait déjà que celle-ci est composée de myriades de petits grains invisibles appelés atomes. Mais ce n’est pas du tout ce que Minkowski a répondu face au tableau noir. Après avoir respiré un bon coup, il a soutenu sans sourciller que tout ce qui existe – les chaises, les tables, les arbres, les chiens – tout cela, n’est pas fait d’atomes mais de nombres ! Des chiffres tels que 1, 2 ou 3. Et rien d’autre.

 

 La prise de position de cet adolescent surdoué, d’habitude si bien-pensant, est insolite. Jusqu’ici, il ne s’est fait remarquer que parce qu’il collectionne les bonnes notes. Ou parce qu’il connaît l’œuvre des grands mathématiciens de son siècle mieux que ses professeurs. Pur produit de la science allemande, Minkowski n’a rien d’un mystique. Alors d’où lui est venue cette idée saugrenue de nombres à la place des atomes ? Ce que Minkowski n’a pas dit à son professeur bouillant de colère, c’est que quelques semaines plus tôt, il est tombé sur une phrase du célèbre mathématicien et philosophe Pythagore (celui dont vous avez appris par cœur en classe le fameux théorème). Cette phrase l’a littéralement ébloui : « Toute chose est nombre. » Et puis, quelques jours plus tard, en voulant approfondir ce théorème décidément magique, il a découvert (un peu par hasard) l’œuvre d’un mathématicien et philosophe anglais à l’époque peu connu, mais qui est aujourd’hui considéré comme l’un des plus puissants esprits de la seconde moitié du xixe siècle : William Kingdon Clifford. Et tout va basculer

 

 

 Ancien étudiant de la fameuse université de Cambridge, Clifford y a collectionné les plus beaux prix, survolant de sa perspicacité hors norme toutes les sciences de son temps, mathématiques en tête. Il a publié son premier article en 1863, à dix-huit ans à peine. Sa rapidité est foudroyante, son sens pédagogique sans équivalent, comme l’a rappelé en mai 2005 la fine fleur des mathématiciens et physiciens théoriciens réunis à l’université de Toulouse dans le cadre du 7e Congrès international consacré aux algèbres de Clifford.

 

 A vingt-neuf ans, Clifford est élu à la très fermée Royal Society de Londres et devient membre de la Société mathématique d’Angleterre. Il se marie en 1875 avec Lucy, une romancière au caractère attachant, devient père de deux petites filles qu’il adore et à qui il raconte, le soir, de merveilleux contes de fées de son invention pendant de longues heures. Hélas, tout a été trop vite pour ce savant d’exception. Donnant ses cours le jour, écrivant la nuit, il s’épuise au travail et finit par s’éteindre en 1879, à trente-trois ans à peine sur l’île de Madère, à bout de force. Sa tombe, rafraîchie d’herbes folles, se trouve aujourd’hui à quelques pas de celle de Karl Marx à Londres.

 

 Mais à chaque instant de sa courte vie, Clifford a proposé des idées nouvelles. Et son palmarès est admirable : les puissantes « algèbres de Clifford », bien sûr, mais aussi l’algèbre géométrique, la géométrie projective et d’innombrables domaines en physique mathématique. Autant de thèmes qui témoignent d’un esprit très inventif mais aussi très méfiant face à l’irrationnel. Quoi d’autre ? Les expressions « produit scalaire » et « produit vectoriel », universellement utilisées aujourd’hui, c’est lui. C’est encore lui qui, dès 1870 (et donc bien avant tout le monde), suggère que la matière et l’énergie peuvent être considérées comme une manifestation de la courbure de l’espace, idée spectaculaire, à la base de la relativité générale d’Einstein.

 

 Mais parmi tous ces trésors, il y en a un qui retient particulièrement l’attention du jeune Minkowski : celui de « substance mentale » (ce sont les propres mots de Clifford). De quoi s’agît-il ? D’un concept suffisamment riche pour que le grand astrophysicien anglais sir Arthur Eddington, Eddington, directeur de l’observatoire de Cambridge et détenteur de la chaire d’astronomie de cette prestigieuse université s’en empare un demi-siècle plus tard et lui consacre tout un livre avec enthousiasme. Pourquoi un tel engouement de la part de ce savant ultraconservateur ? En fait, à partir de 1875, Clifford s’enferme dans son bureau et se pose une question pour le moins insolite, qui appartient déjà au xxe siècle : quel est le fond ultime de la matière ? De quoi est fait in fine le monde autour de lui ? Quelle est la substance profonde, première, d’une chaise ou d’une pomme ? Trois ans plus tard, et au terme de plusieurs centaines de pages, sa réponse tombe dans un étonnant ouvrage publié en 1878 et qui fait grand bruit en Angleterre : « L’Univers est entièrement fait de “substance mentale” » ! La formule a de quoi choquer dans la bouche de ce mathématicien particulièrement prudent, respecté de tous et, de plus, ouvertement athée (en 1866, il se cabre et refuse publiquement de signer l’incontournable Acte de foi protestante de l’université de Cambridge). Mais décidément très en verve sur le sujet, malgré la vague d’interrogations sceptiques qu’il a soulevée parmi ses pairs, Clifford persiste. « La réalité ultime, c’est l’esprit1 », lance-t-il en riant à ses collègues réunis lors d’une conférence au siège de la Royal Society en 1878. Le ton est provocateur et la formule fera le tour de l’Europe. Pour finalement parvenir aux jeunes oreilles de Minkowski, attentif à tout ce qui pouvait bouger à l’horizon des sciences.

 

 

 Mettons-nous un instant à la place du jeune lycéen de Königsberg. La tête bien vissée sur les épaules, il est déjà extrêmement conservateur et ne va pas s’aventurer n’importe où. Mais sa jeunesse, doublée du fait qu’il admire l’ouvrage mathématique de Clifford, lui ouvre un chemin sans doute interdit à d’autres (et surtout à son professeur de physique). Après avoir lu avidement un compte rendu dans un journal de philosophie, il comprend que pour Clifford, le fond ultime de la réalité, ce n’est pas ce qu’on appelait encore à l’époque l’atome mais quelque chose de tout autre. Quelque chose de totalement immatériel, sans substance, qui s’apparente à ce que l’on désigne aujourd’hui en science sous le nom d’information. Une information accessible seulement aux mathématiques. Et c’est à ce stade que Minkowski a soudain une illumination : cette information qui caractérise tout l’Univers repose en fait sur ces choses elles-mêmes immatérielles, qu’il connaît si bien : les nombres ! Son professeur a repoussé cette idée ? Peu importe ! Il se jure de le convaincre. En devenant un véritable expert en théorie des nombres.

 

 En face de lui, vaguement ébranlé, le petit Sommerfeld a rangé ses billes dans sa poche. Ce n’est pas ce soir qu’ils joueront. Depuis quelques minutes, il crayonne une série de chiffres sur son cahier. Son regard bleu se perd dans la poussière. Et si, au fond, c’était vrai ? 

 

 Si, au cœur de l’infiniment petit, enfouis dans les profondeurs de la matière, il y avait bel et bien des nombres ? Après tout, pourquoi les objets de tous les jours (par exemple ces cailloux devant lui) ne pourraient-ils pas reposer sur « autre chose » que sur la matière atomique ? Cette question va hanter Sommerfeld toute sa vie. D’autant que dans ce qu’a dit Minkowski, il y a un détail brûlant. Un détail qui resurgira trente-sept ans plus tard et qui va faire basculer le destin de Sommerfeld. *

 

 Mais tout cela est encore loin. Pour l’heure, la voix desséchée du surveillant claque au fond de la cour. Tous les élèves la connaissent et la redoutent. A Königsberg, on ne plaisante pas avec les horaires et il est temps de regagner la salle d’étude. Tandis que les deux camarades passent tête baissée devant lui, l’homme en blouse grise est loin de se douter que trente ans plus tard, ces deux-là seront célèbres dans le monde entier et qu’ils vont bouleverser de fond en comble notre représentation de l’Univers.

 

1- . « On the Nature of Things in Themselves » (1878), in Lectures and Essays (1879).

 

Bogdanov, Grichka. La pensée de Dieu

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Un consortium baptisé DEUS effectue depuis plusieurs années des simulations de la formation des grandes structures de l'univers selon son contenu en matière et énergie noire. Le groupe de chercheurs français du Laboratoire Univers et Théories (LUTH), au cœur de ce projet, vient de réaliser la première simulation de tout le volume de l'univers observable, du Big Bang jusqu'à aujourd'hui, avec une constante cosmologique. Ce n'est qu'un début.

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