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La haine de la vérité critique

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« L’ayatollah Khomeyni n’a pas lu les Versets sataniques : il ignorait l’anglais et les langues qui auraient pu, à la date de la fatwa, lui permettre de juger de son contenu. Il aura donc agi par ouï-dire pour des raisons politiques. Certes, le livre comporte des passages qui peuvent blesser un musulman – les pensionnaires d’une maison de passe ont pour patronymes les noms des épouses du Prophète ; les clients tournent autour du bordel comme les fidèles le font à la Kaʻba pendant le pèlerinage qui est l’un des cinq piliers de la foi ; l’idée même qu’il existe des versets sataniques, parce que abrogés, font du Coran le produit de l’histoire et non un don de Dieu ; le fait que cette abrogation s’effectue sur des sourates qui témoignent d’un compromis avec le polythéisme avant que Mahomet n’opte pour un franc monothéisme témoigne en faveur d’une humanité hésitante et opportuniste du Prophète, cette hésitation est présentée comme un effet de Satan, d’où l’expression : versets sataniques. Mais il s’agit d’un roman, et non d’un traité de théologie musulmane ou d’un ouvrage de philosophie islamique. Ce roman est une œuvre de fiction foutraque et baroque, rococo même, délirante : le livre s’ouvre en effet sur l’explosion d’un avion provoquée par un attentat et sur la chute du héros qui se retrouve vivant après 10 000 mètres de trajet dans les airs avant que son corps ne se métamorphose avec cornes et sabots fourchus… »

Deux heures de lecture fascinante.

L’histoire après la fin de l’histoire

Troisième intermède

 

Londres, 14 février 1989,

Saint-Valentin.

Rushdie est condamné à mort pour avoir écrit un roman.

 

Le 4 novembre 1991, l’Union soviétique s’effondre comme un vulgaire château de cartes. Cet empire qui voulait conquérir l’Europe, puis le monde, puis l’espace, puis la Lune, tombe comme un fruit pourri sur le sol de l’histoire. Le marxisme-léninisme avait été en Occident la tentative la plus aboutie d’en finir avec le judéo-christianisme. Le musée de l’athéisme installé dans la cathédrale Notre-Dame de Kazan à Leningrad en 1932 avait présenté les religions comme de vieilles lunes avec lesquelles, jadis, on asservissait les peuples en leur racontant des fariboles sans penser que le communisme entendait désormais disposer du monopole des fariboles utiles pour mener le peuple par le bout du nez. Intellectuel, ami de Malevitch et Chagall, lecteur des philosophes, homme raffiné, compagnon de route des avant-gardes esthétiques, héraut du combat soviétique contre l’illettrisme, le commissaire à l’Instruction publique Anatoli Lounatcharski dit : « Nous haïssons les chrétiens. Ils prêchent le pardon et l’amour du prochain. L’amour chrétien retarde le développement de la révolution. À bas l’amour du prochain ! Le sentiment que nous devons avoir est la haine. » La haine du prochain et le refus du pardon au service de la révolution qui propose la solidarité universelle, la fraternité généralisée ?

 

 L’Union soviétique a persécuté les ministres du culte et les croyants : privation des droits civiques pour les prêtres ; interdiction de scolarité pour leurs enfants, sauf s’ils se désolidarisent de leurs parents ; privation de cartes de rationnement, d’aide médicale, d’appartements communautaires ; déportation et travaux forcés pour des milliers d’évêques, de prêtres, de moines, de religieux ; planification sur tout le territoire de la destruction de la totalité des édifices religieux à la dynamite ; plus de 100 000 religieux sont fusillés entre 1937 et 1938 ; la religion islamique est également persécutée. Au total, 200 000 religieux sont sacrifiés sur l’autel de l’athéisme marxiste-léniniste entre 1917 et 1980.

 

 Dès lors, après la chute de l’Empire soviétique, on aurait pu imaginer que la Russie ne succomberait pas aussi facilement aux sirènes du consumérisme, la religion païenne créée aux États-Unis. La conversion fut immédiate avec le congédiement de Gorbatchev le 25 décembre 1991 par les apparatchiks bolcheviques devenus soudainement libéraux soutenus par les gouvernants du libéralisme européen, le président Mitterrand compris, et son remplacement par Eltsine, grand alcoolique, certes, mais partisan du marché libre.

 

 À partir de ce moment, la carte des goulags soviétiques laisse place à celle des supermarchés russes. L’ancienne mafia communiste achète les biens d’État liquidés par les banques européennes pour une bouchée de pain. Il s’agissait d’accélérer le mouvement de marche forcée vers le marché faisant la loi. Ce qu’à l’Ouest l’Europe de Maastricht accomplissait avec une main de fer dans un gant de velours, la Banque mondiale l’obtenait à la hussarde à l’Est. Grâce aux banquiers venus des places financières de l’Europe libérale, celui qui, il y a peu, faisait régner l’ordre au nom du Parti comme kapo du régime léniniste devenait sans état d’âme le kapo du capital. Cette mafia russe constituée à cette époque, transmise des pères qui ont connu le drapeau rouge aux enfants qui ne l’ont pas connu, fait désormais régner sa loi partout où la trivialité libérale domine – le marché de l’immobilier, le commerce d’antiquités, l’art contemporain, la prostitution ogham, les clubs de football, les voitures de luxe, les châteaux du Bordelais. Les monarchies pétrolières du Golfe convoitent la même vulgarité.

 

 En 1978, à Harvard, dans Le Déclin du courage, Soljenitsyne publie un réquisitoire contre la société matérialiste occidentale obsédée par l’argent, insoucieuse de morale, bradant les vertus pour les vices s’ils permettent d’acquérir des biens et des objets, des choses et des richesses terrestres. L’ancien déporté des camps soviétiques fustige également l’usage marchand du corps des femmes dans la publicité et la pornographie. Il condamne les deux poids deux mesures de l’intelligentsia européenne qui pousse des hauts cris contre les dictatures de droite mais se prosterne aux genoux des dictatures de gauche. Tolérances pour Brejnev, mais foudres contre Pinochet, comme jadis furies contre Franco mais douceurs pour Castro, ou plus anciennement colères contre Mussolini mais tendresses pour Lénine. Il interroge la Révolution française en dehors du catéchisme et de ses lieux communs, puis il fait du génocide vendéen perpétré par les Jacobins robespierristes la matrice des totalitarismes marxistes. En plein reflux du christianisme, il renvoie aux valeurs de la spiritualité orthodoxe russe. Alors que le cosmopolitisme triomphe, il parle de nationalisme. Quand tout le monde communie dans la religion d’une prétendue prétendue démocratie qui est en fait le pouvoir d’une oligarchie de politiciens corrompus, il en appelle à un pouvoir fort capable d’assurer dans son pays la transition de soixante-dix années de totalitarisme vers une période d’authentique démocratie qui est pour lui paysanne et locale, autogestionnaire et communaliste. La presse de gauche l’éreinte.

 

 L’homme qui dénonce les camps de concentration soviétiques à la face du monde (même si d’autres l’ont fait avant lui, tels Kravtchenko avec J’ai choisi la liberté en 1947, ou David Rousset auquel on doit en France le premier usage du mot « goulag », puis Albert Camus dans L’Homme révolté en 1952), cet homme, donc, est traîné dans la boue par le pouvoir bolchevique à l’Est tout autant que par le pouvoir libéral à l’Ouest : contre-révolutionnaire, tsariste, antisémite, mais aussi sioniste, agent de la Gestapo, mais aussi du KGB, vendu à la CIA, à la solde des francs-maçons, travaillant pour les services secrets français, ultranationaliste, il eut droit à toutes les insultes, sans parler des calomnies ou des diffamations concernant sa vie privée – alors qu’il fut juste un homme libre, critique avec le totalitarisme soviétique, mais aussi critique avec le consumérisme occidental, ni dévot du marxisme-léninisme soviétique, ni bigot de la religion américaine des objets.

 

 L’effondrement de l’URSS donne aux États-Unis les pleins pouvoirs sur la planète. À l’époque où l’arsenal militaire soviétique se trouve braqué sur l’Ouest, l’Occident libéral ne peut tout se permettre : le marché fait la loi pour autant qu’en Europe les pays, les partis, les syndicats alliés politiques de l’URSS la lui laissent faire. Ainsi, en France, le Parti communiste français (PCF) et sa courroie de transmission syndicale, la Confédération générale des travailleurs (CGT), freinent le capitalisme et l’empêchent de se comporter comme il le souhaiterait. En 1974, le socialiste François Mitterrand sait qu’à cette époque il ne peut parvenir au pouvoir qu’avec l’aide du PCF. Dès lors, il jongle avec l’affaire Soljenitsyne et fait savoir savoir qu’il faudrait qu’en URSS Soljenitsyne puisse publier L’Archipel du Goulag, bien sûr, mais qu’une critique qui vient de la droite ne saurait être une critique légitime. Le PCF, quant à lui, soutenait le PCUS – le Parti communiste soviétique. Il condamnait donc Soljenitsyne. Le Programme commun français était une épine dans le pied du capital.

 

 Le mur de Berlin effondré, plus aucun surmoi politique n’arrêterait la métastase du consumérisme propagé par les États-Unis sur la planète entière. Un homme et un livre font la théorie de cette parousie nouvelle en 1992 : Francis Fukuyama et La Fin de l’histoire et le dernier homme. Il n’est pas étonnant que ce philosophe né quarante ans plus tôt en 1952 ait suivi les cours de Roland Barthes au Collège de France et de Jacques Derrida à l’École normale supérieure de Paris dans un temps où le structuralisme fait la loi et où le réel est moins important que les Idées qui disent ce réel. Il a également fait ses études à Yale où, depuis 1975, le même Derrida enseigne quelques semaines par an.

 

 La thèse de La Fin de l’histoire se trouve chez Hegel, certes, mais, on l’a vu, elle est d’abord la philosophie judéo-chrétienne de l’Histoire. Avant que de se retrouver dans La Phénoménologie de l’esprit en 1804, elle est présente dans l’Évangile selon Jean qui annonce qu’après la première venue du Christ pour enseigner la Bonne Nouvelle associée à la Passion, une seconde venue adviendra pour établir définitivement le royaume de Dieu sur terre. Avec Adson de Montier-en-Der, la Sibylle Tiburtine, Joachim de Flore, Guibert de Nogent ou Grégoire de Tours, Tanchelm ou Éon de l’Étoile, Gérard Segarelli et Dolcino de Novare, le Moyen Âge ne cesse de produire des textes expliquant l’eschatologie et le millénarisme, le retour du Christ sur terre pour mille ans avant le Jugement dernier qui réalise la fin de l’histoire. allemand que, grâce à Napoléon à Iéna, la Révolution française trouve son accomplissement avec le règne de la Raison incarnée dans l’Histoire. Hegel a annoncé la mort d’un tas de choses, l’art, la philosophie, l’histoire, car il pensait que, puisqu’il avait accompli la philosophie occidentale, il n’y avait plus aucune raison qu’elle demeure après la mort de son immense personne. Or, comme on pouvait s’en douter avec un peu de bon sens, cette histoire qui devait s’arrêter avec Napoléon a continué. Mais les philosophes ne sont pas hommes à estimer que, quand le réel donne tort à leurs idées, c’est que leurs idées ont tort. Tous préfèrent conclure que le réel a tort et qu’il faut bien plutôt changer de réel que d’idées.

 

 C’est ainsi que, dans cet esprit, l’hégélien de gauche Alexandre Kojève, coqueluche de l’intelligentsia parisienne entre les deux guerres, auteur d’une Introduction à la lecture de Hegel à la Libération, a repris cette thèse de La Fin de l’histoire comme si rien n’avait eu lieu entre Napoléon à Iéna et le général de Gaulle à l’Élysée – ni guerre de Sécession aux États-Unis, ni guerre franco-allemande de 1870, ni Commune de Paris, ni génocide arménien, ni Première Guerre mondiale, ni révolution bolchevique, ni fascismes européens, ni national-socialisme, ni solution finale, ni Empire soviétique, ni Hiroshima, ni Nagasaki, ni Mao au pouvoir en Chine, ni Castro à Cuba, ni guerre du Vietnam, ni guerre froide, ni décolonisation, ni même Mai 68 !

 

 Que s’est-il passé, d’un point de vue hégélien, kojévien, sinon derridien ou structuraliste, ce 22 août 1914 qui fut le jour le plus sanglant de l’histoire de France, un jour où, à Rossignol, dans les Ardennes belges, 27 000 Français trouvent la mort, soit quatre fois plus qu’à Waterloo, autant que pendant les huit années qu’a duré la guerre d’Algérie ? Ce jour-là, les Allemands perdent entre 800 et 1 000 hommes. Plus de 40 000 Français sont morts entre le 20 et le 24 août 1914. La Première Guerre mondiale a tué un million quatre cent mille soldats français, soit près de 900 morts par jour en moyenne sur mille cinq cent soixante jours de combat. Elle a occasionné la mort de près de 10 millions d’hommes de part et d’autre du Rhin : voilà qui ne serait pas de l’histoire ? Quoi alors ?

 

 Le 4 juin 1968, quelques jours après les événements que l’on sait, Alexandre Kojève qui estimait venue la fin de l’Histoire n’a pas vu venir la sienne : lui qui travaillait pour le ministère de l’Économie et des Finances et posait les bases de l’accord général sur les tarifs douaniers et le commerce, il monte à la tribune de Bruxelles pour défendre le projet commercial du marché commun. Lui qui fit l’éloge de Staline, il célèbre ce qui deviendra le projet des libéraux européens : le marché libre d’une Europe postnationale. Il s’effondre au pied de la tribune. Une crise cardiaque a raison de lui. Fin de l’histoire – pour lui…

 

 Francis Fukuyama s’avère un disciple de Hegel, de Kojève et du structuralisme français, dont Derrida : même si l’histoire leur donne tort par le simple fait qu’elle continue, il faut bien donner la primeur à l’Idée. Si l’Idée a décrété que l’histoire est morte, toute preuve apportée par l’histoire qu’elle s’avère bel et bien vivante est exactement une preuve de sa mort ! Kojève qui annonçait que le mode de vie américain faisait désormais la loi sur toute la planète, que chacun était propriétaire ou aspirait à l’être, que l’homme historique était mort, que tous pouvaient désormais s’adonner à des activités hédonistes comme l’art, l’amour et le jeu, Kojève, donc, trouve un disciple idéal dans la personne de Fukuyama.

 

 Car La Fin de l’histoire et le dernier homme l’affirme clairement : « L’apparition de forces démocratiques dans des parties du monde où l’on ne s’attendait pas à leur présence, l’instabilité des formes autoritaires de gouvernement et la complète absence d’alternatives théoriques cohérentes à la démocratie libérale nous forcent ainsi à reposer l’ancienne question : existe-t-il, d’un point de vue beaucoup plus “cosmopolitique” que cela n’était possible du temps de Kant, une histoire universelle de l’homme ? » (96). On sait que la réponse est positive : selon notre hégélo-kojévien, il existe bel et bien une histoire universelle de l’homme et elle se trouve réalisée avec la démocratie libérale.

 

 Mais alors : que faire de la seule révolution iranienne qui, en 1979, soit treize années avant le livre de Fukuyama, chasse le Shah du pouvoir pour y installer l’ayatollah Khomeyni ? Comment faire de cette révolution théocratique qui entend appliquer la charia sur l’ancien territoire de la Perse un moment historique relevant d’une alternative alternative théorique, puis pratique, à la démocratie ? Car, c’est le moins qu’on puisse dire, l’histoire donnait clairement tort au disciple des philosophes hégéliens et structuralistes avec cet événement qui, à lui seul, mettait à bas sa théorie fumeuse. La révolution des mollahs n’avait en effet ni le désir d’installer la démocratie, ni celui d’y favoriser un mode de vie libéral. La théocratie est le contraire de la démocratie ; la charia, l’antipode de la liberté libérale. On comprend qu’en 1993, une année après le succès de Fukuyama en Occident, Jacques Derrida se débarrasse intellectuellement de cet encombrant disciple dans Spectres de Marx.

 

 Car nous n’en finissons pas de vivre dans l’onde de choc historique de cette révolution iranienne. L’ayatollah Khomeyni a écrit et agi. Il a fourni une théorie et activé une pratique – ce qui aurait dû suffire à Fukuyama pour envisager l’idée qu’il existait au moins une théorie alternative à la démocratie libérale sur la planète en même temps qu’une pratique qui s’en réclamait. L’ayatollah écrit contre les pays musulmans laïcs, contre les États-Unis, contre Israël, contre le sionisme, contre l’Occident, contre l’Europe, il affirme qu’il n’est soucieux « ni de l’Est athée, ni de l’Ouest oppresseur et infidèle », mais du seul Dieu des musulmans. Il écrit contre les jeux, la prostitution, l’homosexualité, le libertinage, le cinéma, l’alcool et la drogue. Il récuse tout autant le capitalisme que le communisme. Il fait de la révolution iranienne non pas le produit de forces historiques mais « un cadeau de Dieu ». Il affirme que l’islam n’est pas une affaire personnelle, intime, une croyance subjective, mais une affaire politique. Il explique que le gouvernement islamique « intervient et exerce son contrôle dans toutes les affaires individuelles et sociales, matérielles et spirituelles, culturelles et politiques, militaires et économiques ». Il ne s’adresse pas aux seuls Iraniens, mais à la totalité de la communauté musulmane de la planète.

 

 Contre la corruption occidentale, athée avec les communistes et matérialiste avec l’Ouest, il veut et réalise l’islamisation de toute la société. La démocratie suppose un parlement, certes, mais dans ce parlement, il ne faut envoyer que « des députés engagés envers l’islam et la République islamique ». Pour se présenter aux élections, l’ayatollah s’adresse aux plus humbles. Il veut voir au parlement ou à la tête de l’État « ceux qui ont touché du doigt la privation et l’injustice dont sont victimes les musta’afîn et déshérités de la société et qui pensent au bien-être de ceux-là, et non pas de ces capitalistes, propriétaires terriens et gens de la haute, vivant dans l’aisance et plongés dans les plaisirs et les passions sensuelles, qui ne peuvent comprendre l’amertume de la privation et la peine des affamés et des va-nu-pieds ». Des pauvres et non des riches, des croyants et non des intellectuels, des Iraniens du petit peuple et non des parvenus de l’élite, des musulmans issus des classes les plus modestes et non des apatrides vendus aux idées occidentales : voilà le moteur de la révolution islamique.

 

 Contre ceux qui auraient pu entrer dans l’assemblée et ne pas s’y montrer assez zélés, l’ayatollah Khomeyni dit : « Je demande aux députés de l’Assemblée parlementaire islamique, en cette époque et dans les temps à venir, qu’au cas où, à Dieu ne plaise, des éléments égarés auraient imposé leur députation au peuple par des intrigues et des combines politiques, le Parlement rejette leur mandat et ne laisse pas même un seul saboteur lié [à l’étranger] entrer à l’Assemblée. » Voter est un devoir absolu ; l’abstention est un péché. Dans certaines circonstances qui sont décrétées par le clergé musulman, il devient même un péché mortel.

 

 Les écoles ou les universités, les jardins d’enfants ou les centres pédagogiques et autres lieux d’éducation exigent également un personnel acquis aux idéaux de la révolution islamique : quiconque n’enseignera pas selon les principes musulmans sera chassé par les étudiants qui veilleront au respect de la croyance islamique. Il en ira de même avec les membres du clergé dont certains se sont laissé corrompre par les sirènes occidentales pendant des années : ils seront désignés et évincés par les croyants qui veilleront à la stricte observance de la loi islamique.

 

 La justice obéira aux mêmes logiques : les juges et les magistrats feront régner la loi islamique et aucune autre. Ils auront le souci de se former à la loi et au droit en regard des hadiths du Prophète. C’est donc la charia qu’ils devront appliquer. Même remarque avec les gouverneurs de province, les ministres du gouvernement, les ambassadeurs, les représentants divers du pouvoir : leur mission consiste à veiller à l’application des principes islamiques. Idem avec l’armée, la gendarmerie, la police, les milices, les gardiens de la révolution, les comités révolutionnaires, les douaniers et autres gens sous uniforme.

 

 Le message de Khomeyni est clairement universel. Il ne se soucie pas de distinguer ou de séparer chiites et sunnites. Il appelle les gouvernants à réaliser l’islam sur la planète entière : « Qu’ils appellent aussi les peuples à l’unité, qu’ils s’abstiennent du racisme, qui est en opposition avec ce que l’islam prescrit, et qu’ils tendent une main fraternelle à leurs frères dans la foi, dans quelque pays et de quelque race qu’ils soient, car l’islam les a nommés “frères”. Si, par la volonté des États et des peuples et avec l’aide de Dieu Très-Haut, cette fraternité dans la foi se réalise, vous verrez que ce sont les musulmans qui constituent la plus grande puissance mondiale. Dans l’espoir du jour où, par la volonté du Seigneur de l’Univers, cette fraternité et cette égalité seront réalisées. » L’umma est donc l’horizon de l’islam politique tel que l’ayatollah Khomeyni le définit à partir de la révolution iranienne.

 

 Le Guide suprême de la révolution statue également sur les journalistes, les intellectuels, les artistes : « La question de la propagande n’est pas uniquement à la charge du ministère de l’Orientation : elle est du devoir de tous les savants, orateurs, écrivains et artistes. Il faut que le ministère des Affaires étrangères fasse en sorte que les ambassades aient des publications de propagande et qu’elles montrent clairement au monde le lumineux visage de l’islam, car si ce visage d’une si grande beauté – auquel le Coran et la Sunna nous invitent dans tous les domaines – se montrait sans le voile [dont l’ont affublé] les opposants à l’islam et les fausses compréhensions des amis, l’islam s’étendrait au monde entier et son glorieux étendard flotterait partout. » Comme la politique, l’éducation, l’école, l’université, le clergé, la justice, l’administration, l’intelligence doit se mettre au service de l’islam. Voilà qui définit clairement un régime totalitaire.

 

 En effet, sous le régime du Shah, « la radio, la télévision, les journaux, les cinémas et les théâtres faisaient partie des instruments efficaces pour détruire et droguer les peuples, en particulier la jeune génération. Dans les cent dernières années, et tout particulièrement dans le dernier demi-siècle, que de plans d’envergure ont été réalisés par ces instruments, aussi bien pour la propagande contre l’islam et contre le clergé, qui est à son service, que pour la propagande en faveur des colonialistes de l’Est et de l’Ouest ». En régime islamique, toutes ces instances médiatiques auront donc à cœur de se faire les relais des valeurs de l’islam et de purger tout ce qui rappellerait les valeurs occidentales – le marxisme-léninisme de l’Est et le consumérisme hédoniste de l’Ouest, tous deux ennemis des principes coraniques.

 

 Et Khomeyni d’écrire : « Les propagandes, articles, discours, livres et revues contraires à l’islam, à la décence publique et aux intérêts du pays sont illicites et il est de notre devoir à tous et du devoir de tous les musulmans d’y faire obstacle. Il faut faire obstacle aux libertés destructrices. » Puis ceci : « Nous devons tous savoir que la liberté sous sa forme occidentale, qui entraîne la corruption des jeunes gens et des jeunes filles, est condamnée par l’islam comme par la raison. » Où l’on voit que liberté et raison, en islam, ne signifient pas la même chose que liberté et raison en dehors de l’islam : dans les plis du drapeau islamique, être libre, c’est obéir ; exercer sa raison, c’est croire.

 

  C’est au nom de cette liberté islamique et de cette raison musulmane, autrement dit au nom de la loi coranique, que l’écrivain Salman Rushdie découvre sa condamnation à mort le 14 février 1989, jour de la Saint-Valentin. Il apprend la nouvelle à Londres, où il habite. Voici le texte de la fatwa signée par Khomeyni qui lui est remis dans la voiture alors qu’il se dirige vers les studios de CBS : « Je porte à la connaissance des vaillants musulmans du monde entier que l’auteur des Versets sataniques – livre rédigé, édité et distribué dans le but de s’opposer à l’islam, au Prophète et au Coran – ainsi que les éditeurs dudit livre ayant agi en connaissance de son contenu sont condamnés à mort. Je demande aux vaillants musulmans de les exécuter avec célérité, où qu’ils les trouvent, pour que désormais personne n’ose offenser ce que les musulmans ont de sacré. Quiconque perdra la vie en essayant d’exécuter cette sentence sera considéré comme martyr, si Dieu le veut. Par ailleurs, si quelqu’un a accès à l’auteur de ce livre mais n’a pas lui-même le moyen d’exécuter cela, qu’il le désigne aux autres afin qu’il paie pour ses actes. » Une journaliste de la BBC lui téléphone et lui demande : « Quel effet cela fait-il d’apprendre que l’on vient d’être condamné à mort par l’ayatollah Khomeyni ? » rapporte l’écrivain dans Joseph Anton, son autobiographie…

 

 Un ayatollah iranien décidait donc, à partir de son pays, sur un autre continent que celui qu’habitait l’écrivain, au nom de sa religion, en invoquant son Dieu et le Coran dont la quasi-totalité des sourates s’ouvrent en affirmant qu’il est « bon et miséricordieux », que, partout sur la planète, les musulmans dévots de ce Dieu de bonté et de miséricorde devaient se mettre en quête de l’auteur du livre, de tous ses éditeurs répartis sur la planète, de la totalité de ses traducteurs habitant une multiplicité de villes dans le monde, mais aussi de ses lecteurs disséminés parmi les cinq milliards d’habitants afin de les dénoncer ou de les exécuter sur place.

 

 C’était une déclaration de guerre faite à quiconque était décrété ennemi de l’islam par l’ayatollah Khomeyni. Ce jour-là, l’Occident avait une chance d’exister encore un peu. Il ne la saisit pas. Aucun pays judéo-chrétien ne rappela définitivement ses ambassadeurs, aucun pays judéo-chrétien ne menaça le dignitaire religieux de représailles, aucun pays judéo-chrétien ne décida d’une riposte magistrale, diplomatique ou militaire, qui aurait ruiné cette fatwa, aucun pays judéo-chrétien ne décida d’un embargo économique, aucun pays judéo-chrétien, évidemment, ne fit de cette déclaration de guerre ciblée sur un homme, mais étendue à quiconque se réclamait, comme lui, de la liberté occidentale et de la raison occidentale, une occasion de défaire ce régime. Dans ce silence, l’Occident est mort.

 

 Khomeyni ne fait que récupérer une affaire qui s’est déclenchée sans lui cinq mois plus tôt en Angleterre, pays où Rushdie est arrivé à l’âge de treize ans en provenance d’Inde. C’est en effet le 3 octobre 1988, soit moins de dix jours après la parution du livre à Londres, qu’un membre de la fondation islamique de Leicester photocopie des passages qu’il estime blasphématoires et les envoie aux autorités musulmanes d’Angleterre. Comme un seul homme, la communauté musulmane internationale s’embrase : preuve est faite que l’umma existe bel et bien. L’Inde prend feu, puis le Pakistan, puis l’Afrique du Sud, puis la Somalie, puis le Qatar. À La Mecque, le Conseil des juristes de la Ligue du monde musulman condamne le livre. À Riyad, les ministres des Affaires étrangères des 45 pays de l’Organisation de la conférence islamique emboîtent le pas. Au Caire, l’université d’al-Azhar dénonce le livre. À New York, Salman Rushdie est brûlé en effigie.

 

 L’Europe judéo-chrétienne n’est pas en reste : à Bradford, 1 500 musulmans jettent les Versets sataniques au feu ; d’autres villes d’Angleterre allument également des autodafés ; à Londres, 8 000 personnes descendent dans la rue pour appeler au meurtre de l’écrivain indo-britannique ; en France, à Paris, cinq mois avant le bicentenaire de la Révolution française, le 26 février 1989, un millier de musulmans indiens, pakistanais, maghrébins, résidents français descendent dans la rue au cri de « À mort Rushdie » ; dans Le Monde (23 février 1989), Mgr Decourtray, primat des Gaules et archevêque de Lyon, estime qu’après le film de Scorsese, La Dernière Tentation du Christ, les croyants sont une fois de plus insultés et qu’en conséquence il assure de sa solidarité « tous ceux qui vivent, dans la dignité et la prière, cette blessure » ; à Rome, c’est la même ligne qu’épouse Jean-Paul II plus soucieux de la blessure des croyants de l’islam, Vatican II oblige, que des moyens d’empêcher la condamnation à mort d’un écrivain, realpolitik insoucieuse des Évangiles oblige – le Conseil de la fédération protestante, lui, condamne clairement ; à Londres, après la fatwa, le 27 mai, 20 000 manifestants – 20 000 manifestants – réclament l’interdiction des Versets sataniques et veulent que le délit de blasphème prévu par la loi britannique pour le christianisme soit étendu à l’islam ; le 20 octobre 1989, un sondage Harris réalisé auprès de musulmans vivant en Grande-Bretagne montre que 28 % des sondés approuvent la fatwa, 79 % sont favorables à une punition de Rushdie et 62 % à la destruction du livre ; à Berlin-Ouest, l’Académie des beaux-arts refuse de prêter ses locaux pour un rassemblement en faveur de Rushdie – Günter Grass et Günther Anders démissionnent ; l’éditeur allemand renonce à publier le livre ; à Stockholm, l’Académie suédoise refuse de dénoncer la fatwa. Les affrontements consécutifs à cette fatwa font des morts : à Islamabad, le 12 février 1989, cinq personnes meurent lors de l’attaque du Centre culturel américain, une centaine sont blessées, l’un des gardiens du centre est lynché ; à Bruxelles, le 29 mars 1989, l’imam Abdullah al-Ahdal qui a tenu des propos modérés est assassiné avec son bibliothécaire ; à Tsukuba, en juillet 1991, le traducteur du livre en japonais, Hitoshi Igarashi, est retrouvé mort dans son bureau à l’université, il a été poignardé au visage et au corps ; à Oslo, en octobre 1991, le traducteur norvégien, William Nygaard, est lui aussi attaqué, il survit à ses blessures blessures ; Ettore Capriolo, le traducteur italien, subit lui aussi un attentat et en réchappe ; en Turquie, le 2 juillet 1993, le feu est mis à un hôtel où séjourne le traducteur turc, Aziz Nesin, l’incendie tue 37 personnes.

 

 L’ayatollah Khomeyni n’a pas lu les Versets sataniques : il ignorait l’anglais et les langues qui auraient pu, à la date de la fatwa, lui permettre de juger de son contenu. Il aura donc agi par ouï-dire pour des raisons politiques. Certes, le livre comporte des passages qui peuvent blesser un musulman – les pensionnaires d’une maison de passe ont pour patronymes les noms des épouses du Prophète ; les clients tournent autour du bordel comme les fidèles le font à la Kaʻba pendant le pèlerinage qui est l’un des cinq piliers de la foi ; l’idée même qu’il existe des versets sataniques, parce que abrogés, font du Coran le produit de l’histoire et non un don de Dieu ; le fait que cette abrogation s’effectue sur des sourates qui témoignent d’un compromis avec le polythéisme avant que Mahomet n’opte pour un franc monothéisme témoigne en faveur d’une humanité hésitante et opportuniste du Prophète, cette hésitation est présentée comme un effet de Satan, d’où l’expression : versets sataniques. Mais il s’agit d’un roman, et non d’un traité de théologie musulmane ou d’un ouvrage de philosophie islamique. Ce roman est une œuvre de fiction foutraque et baroque, rococo même, délirante : le livre s’ouvre en effet sur l’explosion d’un avion provoquée par un attentat et sur la chute du héros qui se retrouve vivant après 10 000 mètres de trajet dans les airs avant que son corps ne se métamorphose avec cornes et sabots fourchus…

 

 Peu importe que l’ayatollah Khomeyni n’ait pas lu le roman, il veille à ce que rien ne trouble le dogme de l’islam politique : dans le même esprit que le réalisme socialiste avec les dogmes du marxisme-léninisme, le romancier doit célébrer l’idéologie du pouvoir en place, en l’occurrence l’islamisme. Rire, sourire, plaisanter, délirer, broder, inventer, tordre la réalité font partie du jeu romanesque, de la licence poétique sans laquelle il n’est pas d’œuvre de fiction. Mais en régime totalitaire, le roman ne saurait s’affranchir de l’obligation supérieure du respect de l’idéologie qui le constitue.

 

 En décidant de cette fatwa sur un livre qu’il n’a pas lu, l’ayatollah Khomeyni prend la main de manière internationale. Il s’inscrit dans la logique des croisades et déclare la guerre à l’Occident judéo-chrétien de façon planétaire. Où l’on découvre que Julien Freund, résistant, arrêté par la Gestapo, maquisard, prisonnier, évadé, avait raison de répondre à Jean Hyppolite qui, en sortant de sa soutenance de thèse où il était membre du jury, récusait sa théorie du couple ami/ennemi : « Vous pensez que c’est vous qui désignez l’ennemi, comme tous les pacifistes. Du moment que nous ne voulons pas d’ennemis, nous n’en aurons pas, raisonnez-vous. Or c’est l’ennemi qui vous désigne. Et s’il veut que vous soyez son ennemi, vous pouvez lui faire les plus belles protestations d’amitié. Du moment qu’il veut que vous soyez son ennemi, vous l’êtes. Et il vous empêchera même de cultiver votre jardin. » Hyppolite lui répond alors : « Dans ce cas il ne me reste plus qu’à me suicider. » L’hégélien Jean Hyppolite qui avait tort sur Freund, mais raison sur ce qui lui restait à faire si son interlocuteur disait vrai, meurt dans son lit le 26 octobre 1968 à Paris.

 

 Hyppolite, qui préférait les Idées à la réalité et croyait plus à la vérité des concepts qu’à la réalité des faits, fut en toute bonne logique directeur de l’École normale supérieure d’Ulm, puis professeur au Collège de France. Condisciple normalien de Sartre et d’Aron, il eut pour élèves, entre autres célébrités, Deleuze, Derrida et Foucault – Jean d’Ormesson aussi… Cette façon de faire est typique de l’intelligentsia française issue de ce moule normalien : préférer une belle idée fausse à une vérité cruelle et laide. Michel Foucault fut le successeur de Jean Hyppolite au Collège de France. En 1971, il lui rend un hommage appuyé dans sa leçon inaugurale L’Ordre du discours.

 

 Foucault est un intellectuel emblématique de la place parisienne, donc de la France, donc de l’Europe, donc du monde des idées dans un Occident qui, tout au souvenir de Sartre, pense encore à cette époque que Paris est l’arbitre des élégances spirituelles sur toute la planète. Lors de la révolution iranienne, Foucault effectue des reportages pour le Corriere della Sera. Il part en septembre 1978 pour Téhéran et donne une série d’articles qui, depuis, fondent la ligne dominante du monde intellectuel qui se dit et se croit de gauche sur la question de l’islam. Foucault veut voir directement les faits, mais il n’imagine pas qu’entre lui et les faits il y a sa biographie. Il ira deux fois : du 16 au 24 septembre 1978 et du 9 au 15 novembre, soit huit et six jours.

 

 Certes, il rencontre des cadres de l’armée du Shah, des conseillers américains, des leaders laïcs de l’opposition, des chefs religieux, des manifestants, mais sa fascination personnelle pour la violence, sa haine de toute société en place, sa fascination pour la brutalité, sa passion nihiliste trouvent leur compte dans cette aventure qu’il voit comme une régénération spirituelle dans un monde qui a perdu le sens du sacré, du religieux et de la transcendance. L’homme qui ne cesse de lutter contre la religion judéo-chrétienne dans son pays s’agenouille quand il s’agit de la religion musulmane sur un autre continent. Car, que fait Foucault en Iran si ce n’est rayer d’un trait de plume la démocratie pour lui préférer la théocratie ? Supprimer la référence à l’assemblée délibérative pour la remplacer par la décision d’un seul homme, le Guide suprême ? Abolir la séparation des Églises et de l’État pour ne voir de salut politique que dans un État religieux ?

 

 Pour Foucault, dans un article intitulé « Le Shah a cent ans de retard » (1er octobre 1978), la révolution islamique s’effectue contre la modernité occidentale qui est… un archaïsme. Bel exemple de paradoxe superbement soutenu par la sophistique du normalien ! Ce qui est moderne, voilà ce qui est ancien. Le désir d’avenir porté par le Shah est un fragment du passé ! L’ayatollah veut régresser vers le local, le campagnard, le rural, le traditionnel ? Voilà la vraie modernité… Il fait d’un texte tribal du désert arabique ayant plus de mille ans le bréviaire pour le futur d’une nation ? Voilà l’authentique modernité… Le passé, voilà donc l’avenir.

 

 Par ailleurs, Foucault dénonce avec raison la corruption du pouvoir du Shah, la confiscation de l’industrie par son clan, la pauvreté du peuple, le règne dispendieux, le massacre des opposants, la police politique, la manne pétrolière contrôlée par la famille royale, les morts de la répression, mais pourquoi souscrire à ce raisonnement simpliste et croire que les ennemis de nos ennemis sont obligatoirement nos amis ? Foucault n’aime pas l’Occident, il n’aime pas le capitalisme ; or les chiites n’aiment pas l’Occident ni le capitalisme ; donc les chiites sont les amis de Michel Foucault. Foucault oppose le Shah qui est un « roi », un « despote » à Khomeyni qui est « le saint », « l’exilé démuni », « l’homme qui se dresse les mains nues, acclamé par un peuple » – À quoi rêvent les Iraniens ? (Dits et écrits, III, 688). Le Mal d’un côté, le Bien de l’autre. Qui ne voudrait combattre le Mal quand il se trouve si clairement identifié et que le Bien se trouve si nettement désigné ? Foucault a choisi le Bien, donc il soutient la révolution iranienne. Dès lors, il souscrit « à la force du courant mystérieux qui passe entre le vieil homme exilé depuis quinze ans et son peuple qui l’invoque ».

 

 Aux antipodes de la lucidité, dans Le Nouvel Observateur du 16 au 22 octobre 1978, Foucault écrit : « Un fait doit être clair : par “gouvernement islamique”, personne, en Iran, n’entend un régime politique dans lequel le clergé jouerait un rôle de direction ou d’encadrement » ! Khomeyni est toujours à Neauphle-le-Château en région parisienne. Le Shah gouverne encore. Mais comment peut-on imaginer qu’une théocratie pourrait régner sans le clergé ? Foucault souhaite « quelque chose de très vieux et aussi de très éloigné dans le futur : revenir [sic] à ce que fut l’islam au temps du Prophète ; mais aussi avancer vers un point lumineux et lointain où il serait possible de renouer avec une fidélité plutôt que de maintenir une obéissance ». Autrement dit : faire du neuf avec du vieux, préparer l’avenir en faisant un bond en arrière de plus de mille ans, renouer avec l’idéal tribal pour un temps où l’homme a marché sur la Lune.

 

 Cet islam à venir, Foucault le décrit dans Le Nouvel Observateur, journal de gauche s’il en est un, comme extatique devant une apparition relayant ce que lui dit une autorité religieuse : « L’islam valorise le travail ; nul ne peut être privé des fruits de son labeur ; ce qui doit appartenir à tous (l’eau, le sous-sol) ne devra être approprié par personne. Pour les libertés, elles seront respectées dans la mesure où leur usage ne nuira pas à autrui ; les minorités seront protégées et libres de venir à leur guise à condition de ne pas porter dommage à la majorité ; entre l’homme et la femme, il n’y aura pas d’inégalité de droits, mais différence, puisqu’il y a différence de nature [sic]. Pour la politique, que les décisions soient prises à la majorité, que les dirigeants soient responsables devant le peuple et que chacun, comme il est prévu dans le Coran, puisse se lever et demander des comptes à celui qui gouverne » (692). Au régime des mollahs, on rase gratis – mais tout le monde porte la barbe.

 

 Ce qui fascine Foucault l’athée, l’ennemi de la société démocratique, l’adversaire du pouvoir qu’il ne refuse jamais, c’est une société inspirée par la transcendance et le sacré ! Il salue en effet ces combattants musulmans qui recherchent « au prix même de leur vie cette chose dont nous avons, nous autres, oublié la possibilité depuis la Renaissance et les grandes crises du christianisme : une spiritualité politique. J’entends déjà des Français qui rient, mais je sais qu’ils ont tort ». Il dit du gouvernement islamique qu’il l’a « impressionné dans sa tentative pour ouvrir dans la politique une dimension spirituelle ». Foucault qui rêve de revenir à avant la Renaissance et avant les crises du christianisme ? Foucault fasciné par le Moyen Âge théocratique et scolastique ? On croit rêver…

 

 Toujours extralucide, Foucault écrit dans Le Chef mythique de la révolte de l’Iran (26 novembre 1978) : « Khomeyni n’est pas un homme politique : il n’y aura pas de parti de Khomeyni, il n’y aura pas de gouvernement Khomeyni. » Il dit de la révolution islamique qu’elle sera « peut-être la première grande insurrection contre les systèmes planétaires, la forme la plus moderne de la révolte et la plus folle ». Ce mouvement « ne se laisse pas disperser dans des choix politiques, un mouvement traversé par le souffle d’une religion qui parle moins de l’au-delà que de la transfiguration de ce monde-ci ».

 

 Le 1er février 1979, Khomeyni rentre à Téhéran. Il instaure un pouvoir théocratique et gouverne avec les religieux. Les prédictions de Foucault se révèlent toutes fausses : Khomeyni est un homme politique, il y a un gouvernement Khomeyni, la spiritualité fait moins la loi que des milices armées qui, se réclamant du Coran, arrêtent, torturent, font couler le sang, vitriolent le visage des femmes non voilées et tuent les opposants. Un régime dictatorial se met en place. L’extrême gauche française, la LCR, le PCF, les marxistes souscrivent à ce régime : la religion compte pour rien car seuls importent la lutte contre l’impérialisme américain, l’opposition antisioniste à Israël, l’effondrement de la bourgeoisie occidentale.

 

 À qui lui fait remarquer que, pour Marx, « la religion est l’opium du peuple », Foucault rétorque que « la phrase qui précède immédiatement et qu’on ne cite jamais dit que la religion est l’esprit d’un monde sans esprit. Disons donc que l’islam, cette année 1978, n’a pas été l’opium du peuple, justement parce qu’il a été l’esprit d’un monde sans esprit ». Formidable coup de bonneteau normalien : pas vu, pas pris ! L’opium marxiste est parti en fumée pendant que l’esprit hégélien, concept fumeux s’il en est un, prenait d’un seul coup toute la place. Dès lors, la religion judéo-chrétienne reste l’opium du peuple pendant que la religion musulmane en est son esprit ! Grâce à Foucault, on pouvait donc être de gauche et, comme Mgr Lefebvre, catholique intégriste, souscrire aux fariboles religieuses – pourvu qu’elles soient coraniques. Nous en sommes encore là.

 

 Le seul point sur lequel Foucault ne s’est pas trompé, c’est dans la réponse qu’il fait à une lectrice iranienne du Nouvel Observateur qui s’étonnait des propos qu’il y tenait sur la spiritualité politique islamique. Le philosophe dit en effet : « Le problème de l’islam comme force politique est un problème essentiel pour notre époque et pour les années qui vont venir. » Foucault meurt du sida le 25 juin 1984. Sans faire parler un mort, on peut imaginer qu’il aurait été au premier rang pour défendre Rushdie au nom des droits de l’homme. À l’heure où j’écris, Salman Rushdie vit toujours caché, dans la crainte d’une mort qui peut lui être infligée à tout moment parce qu’il a écrit un roman.

 

 L’ayatollah Khomeyni a suivi Foucault dans la mort le 3 juin 1989. Son régime est toujours en place en 2017. Sa fatwa a été reconduite par les religieux qui lui ont succédé. Le 23 février 2016, la prime pour qui tuerait Salman Rushdie a été augmentée par l’Iran de 600 000 dollars. Que fait l’Occident ? Rien. Que peut-il faire ? Rien. Le programme impérialiste de Khomeyni se réalise jour après jour sur la planète avec l’assentiment d’un grand nombre d’intellectuels qui se proclament de gauche. Le judéo-christianisme assimilé à l’Occident, au capitalisme, au sionisme, est devenu lui aussi une cible. Le Saint-Siège n’a rien vu venir – sauf Benoît XVI en 2006 lors de son discours de Ratisbonne et de ses références à Manuel II Paléologue. Ceci explique-t-il cela ? Toujours est-il qu’il a depuis remis les clés de Saint-Pierre à son successeur le pape François, un jésuite qui doit aimer le Foucault désireux que la spiritualité monothéiste sauve la politique. Le Dieu du Vatican est mort sous les coups du Dieu de La Mecque.

 

Onfray, Michel. Décadence

Onfray, Michel. Décadence Flammarion.

Chacun connaît les pyramides égyptiennes, les temples grecs, le forum romain et convient que ces traces de civilisations mortes prouvent… que les civilisations meurent – donc qu’elles sont mortelles ! Notre civilisation judéo-chrétienne vieille de deux mille ans n’échappe pas à cette loi.

Du concept de Jésus, annoncé dans l’Ancien Testament et progressivement nourri d’images par des siècles d’art chrétien, à Ben Laden qui déclare la guerre à mort à notre Occident épuisé, c’est la fresque épique de notre civilisation que je propose ici.


On y trouve : des moines fous du désert, des empereurs chrétiens sanguinaires, des musulmans construisant leur « paradis à l’ombre des épées », de grands inquisiteurs, des sorcières chevauchant des balais, des procès d’animaux, des Indiens à plumes avec Montaigne dans les rues de Bordeaux, la résurrection de Lucrèce, un curé athée qui annonce la mort de Dieu, une révolution jacobine qui tue deux rois, des dictatures de gauche puis de droite, des camps de la mort bruns et rouges, un artiste qui vend ses excréments, un écrivain condamné à mort pour avoir écrit un roman, deux jeunes garçons qui se réclament de l’islam et égorgent un prêtre en plein office – sans parler de mille autres choses…

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