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Qui est vraiment le Jésus construit ?

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Jérémie 8:8 - 13s
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Mont du Golgotha, Palestine, vendredi 7 avril 30. La civilisation judéo-chrétienne se construit sur une fiction : celle d’un Jésus n’ayant jamais eu d’autre existence qu’allégorique, métaphorique, symbolique, mythologique. Il n’existe de ce personnage aucune preuve tangible en son temps : on ne trouve en effet de lui aucun portrait physique, ni dans l’histoire de l’art qui lui serait contemporaine, contemporaine, ni dans les textes des Évangiles où l’on ne trouve aucune description du personnage. Plus de mille ans d’histoire de l’art lui ont donné un corps d’homme blanc, un visage avec un regard clair, des cheveux blonds et une barbe bifide, autrement dit des critères qui renseignent plus sur les artistes qui le figurent (au sens étymologique : qui lui donnent figure) que sur leur sujet. Dans l’art occidental, Jésus prend en effet le corps de l’aryen brachycéphale qui le peint. Mais rien de ce qui constitue ce portrait emblématique ne trouve de justification dans un seul verset du Nouveau Testament, muet sur son aspect physique. Notre civilisation tout entière semble reposer sur la tentative de donner un corps à cet être qui n’eut d’autre existence que conceptuelle.

 

Jésus de Nazareth qui n’a pas historiquement existé devint donc le Christ pantocrator qui cristallise sur son nom presque deux mille ans d’une histoire occidentale saturée de lui. Là où l’histoire de son temps a été silencieuse à son propos, l’histoire qui a suivi a été plus que bavarde puisqu’elle fut conduite par le désir de donner à Jésus la forme entière du monde. Le pari fut presque tenu : le monde entier n’a pas été totalement fait à son image, mais ce qui a été épargné n’a pas existé sans se déterminer par rapport à lui. Ce Jésus sans corps procède d’une naissance qui n’est pas une naissance. À l’évidence, un anticorps ne saurait naître comme un corps ! Rappelons quelques banalités de base : depuis le début de l’humanité, l’histoire veut qu’un enfant digne de ce nom, c’est-à-dire un être de chair et d’os, ait un père qui soit son géniteur et une mère qui porte l’enfant conçu avec la semence de celui-ci – du moins jusqu’à la fin du XXe siècle il en allait ainsi et, banalement, le père était un homme, la mère, une femme…

 

Très en avance sur leur temps, le trio Jésus, Marie, Joseph procède de ce que la modernité chérit : une procréation dissociée du sexe, un père qui n’est pas père, une mère qui est vierge et dont l’accouchement préserve l’hymen, un géniteur sans sperme, un sperme sans géniteur, un enfant conçu sans liqueur séminale, des frères issus d’une mère qui n’en reste pas moins vierge, une famille dans laquelle le père n’a pas de sexualité, la mère non plus, ni même le fils qui meurt vierge à trente-trois ans. Le tout chez un individu qui se dit Fils de Dieu, tout en affirmant que le Père et le Fils c’est la même chose – l’ensemble se nommant également le Saint-Esprit. Cette absence de corps physique réel paraît dommageable à l’exercice d’une raison sainement conduite.

 

Or, c’est sur cette déraison pure que va se construire la raison occidentale judéo-chrétienne. La généalogie de Jésus est bien compliquée. Quand on lit la litanie qui ouvre l’Évangile selon Matthieu, elle le fait descendre en droite ligne de David, d’Abraham, et sur trois fois quatorze générations. Il s’agit donc, dès le départ, de présenter Jésus comme le Messie attendu par les Juifs, l’héritier direct des promesses faites à Abraham, à David et à sa dynastie. Ce que dit l’apôtre, c’est que Jésus n’est rien d’autre que le Prophète annoncé par les Juifs : ceux des Juifs qui souscrivent à cette version sont les judéo-chrétiens, ceux qui n’y souscrivent pas, les Juifs. Dans la configuration judéo-chrétienne, Jésus est une fiction qui cristallise l’annonce qui fut faite de lui. De sorte que ceux qui l’ont fait pour le futur l’ont construit tel qu’il a été annoncé dans le passé. Ce qui est annoncé dans l’Ancien Testament est dit réalisé dans le Nouveau Testament : ce qui est futur pour le premier devient passé pour le second.

 

J’y reviendrai. Si l’on réduit la généalogie aux parents et aux grands-parents de Jésus, les corps sont aussi performatifs, comme on dit en linguistique, que le sien : ils furent rien que parce qu’on a dit qu’ils étaient. Qu’on en juge : les grands-parents de Jésus étaient Joachim et Anne. Le nom de Joachim signifie en hébreu « préparation du Seigneur » – autant dire que le patronyme annonce la couleur théologique : il est celui qui va permettre l’incarnation de Dieu ; celui d’Anne, lui, dit la « grâce » – il rappelle celui de la mère de Samuel. Les emplois ontologiques du grand-père et de la grand-mère de Jésus se trouvent ainsi annoncés dès qu’ils sont énoncés. L’une a la grâce, l’autre donne forme à Dieu. Comment leur progéniture pourrait-elle échapper à ce destin fixé et figé par les patronymes ? Jésus lui-même signifie « Dieu sauve », « Dieu délivre ». Ces simples informations patronymiques annoncent la nature métaphorique de cette histoire.

 

Les Évangiles synoptiques ne s’attardent pas beaucoup sur Joachim et Anne. Il faut lire les Évangiles apocryphes pour disposer de renseignements sur les détails de ces grands-parents qui humanisent Jésus. On comprend que, quand il arrête les 27 livres du Nouveau Testament dans de la doctrine chrétienne (II, 8), saint Augustin choisit ce qui nourrit la mythologie d’un christianisme selon ses vœux, donc plutôt métaphysique, qu’un christianisme selon l’histoire. Plus on spiritualise, plus on dématérialise. Moins Jésus est matériel, plus il est spirituel. Le Proto-Évangile de Jacques et l’Évangile de l’enfance du pseudo-Matthieu permettent de savoir ce qu’il en est des géniteurs des parents de l’anticorps de Jésus.

 

Le titre originel du Proto-Évangile est Nativité de Marie. L’Occident latin a condamné ce texte qui fut abondamment diffusé dans nombre de langues – latin, syriaque, copte, arménien, géorgien, éthiopien, arabe, vieil irlandais. Il recycle, comme toujours avec le christianisme, des histoires déjà présentes dans l’Ancien Testament : celle de Sarah et Abraham, et la naissance inattendue d’Isaac annoncée par un ange à forme humaine dans la Genèse (18, 1-15). Anne est stérile et veuve. Joachim part au désert pour y jeûner quarante jours et quarante nuits afin que Dieu lui apporte l’enfant qui lui permettra d’effacer l’affront de la stérilité pensée à cette époque et dans ce milieu comme une punition divine.

 

Ces quarante jours renvoient à des durées symboliques, avant lui, Moïse (Exode 24, 18) et Élie (I Rois 19, 8), après lui, Jésus (Matthieu 4, 2). Pendant ce temps, Anne pleure. À la neuvième heure, elle s’assied comme par hasard sous un laurier : il se trouve que cet arbre, toujours vert, symbolise l’immortalité… De même, la neuvième heure sera celle de la mort du Christ sur la croix. Elle invoque Dieu et évoque Sarah, Abraham et Isaac. Elle lève les yeux et voit un nid de passereaux dans l’arbre – nul besoin cette fois-ci de préciser la symbolique. Elle se lamente ; un ange lui apparaît ; il se présente également à Joachim. À sept mois, chiffre de la perfection, c’est en effet le nombre du jour de l’achèvement de la création, Anne accouche de Marie, future mère de Jésus. Elle allaite. L’Évangile de l’enfance du pseudo-Matthieu apporte quelques précisions supplémentaires. Joachim est berger, là aussi, là encore, la profession relève moins d’un état sociologique que d’une information allégorique : le berger conduit des moutons et des brebis, certes, mais c’est également celui qui guide le troupeau des fidèles. Il est donc berger comme son petit-fils le sera, bien que ce dernier ait la profession de son père… qui était charpentier ! Il faut s’y faire. La logique de l’allégorie n’est jamais celle de la raison raisonnable et raisonnante. Joachim est généreux, il donne et nourrit « tous ceux qui craignent Dieu » (I, 1) – allégorise une fois de plus.

 

Dans le texte, il s’agit des veuves, des orphelins, des pauvres, autrement dit du futur petit peuple devant lequel Jésus professera. À vingt ans il épouse Anne ; vingt ans plus tard, ils n’ont toujours pas d’enfant. Parce qu’il n’a pas de descendance, volonté punitive de Dieu, les prêtres lui interdisent le Temple et l’on se moque de lui. Il part dans le désert. Non pas quarante jours comme dans le texte de Jacques, mais cinq mois – parce que cinq est le nombre nuptial : il est la somme du «deux féminin» et du «trois masculin». L’ange visite Anne et lui annonce la maternité ; puis il apparaît à Joachim et lui donne la bonne nouvelle : « Sache qu’elle a conçu une fille de ta semence » (3, 2), dit l’envoyé de Dieu à l’homme qui, sans être géniteur, devient ainsi père. Sans rancune, Joachim invite l’ange sous sa tente à fêter l’événement.

 

Ce dernier refuse poliment et répond : « Ma nourriture est invisible et ma boisson ne peut être vue par les mortels » (3, 3), inaugurant ainsi une gastronomie ontologique qui sera celle du petit-fils annoncé. Joachim sacrifie un agneau de sorte que « l’ange accompagné par l’odeur du sacrifice, comme avec la fumée, remonta au ciel » (id.). Joachim s’endort, l’ange lui réapparaît en rêve et confirme son annonce. Joachim rejoint sa femme, un autre ange avertit Anne du retour de son époux qu’elle n’avait pas vu depuis cinq mois. Elle accouche de Marie à terme. Voici donc pour la parentèle de Jésus : un grand-père qui engendre sans avoir touché sa femme stérile qui accouche tout de même d’une petite fille, sa mère. De même que ses grands-parents constituent un attelage ontologique singulier (un vieillard devenu père avec une vieille femme stérile, le tout sans relation sexuelle, avec juste l’intercession d’un ange), ses parents feront de même. Pareil fatras familial augure mal une postérité postérité équilibrée. Qu’une civilisation se construise à partir des racines d’un tel arbre généalogique augure un roman historique inouï. 

Onfray, Michel. Décadence 

Onfray, Michel. Décadence Flammarion.

Chacun connaît les pyramides égyptiennes, les temples grecs, le forum romain et convient que ces traces de civilisations mortes prouvent… que les civilisations meurent – donc qu’elles sont mortelles ! Notre civilisation judéo-chrétienne vieille de deux mille ans n’échappe pas à cette loi.

Du concept de Jésus, annoncé dans l’Ancien Testament et progressivement nourri d’images par des siècles d’art chrétien, à Ben Laden qui déclare la guerre à mort à notre Occident épuisé, c’est la fresque épique de notre civilisation que je propose ici.


On y trouve : des moines fous du désert, des empereurs chrétiens sanguinaires, des musulmans construisant leur « paradis à l’ombre des épées », de grands inquisiteurs, des sorcières chevauchant des balais, des procès d’animaux, des Indiens à plumes avec Montaigne dans les rues de Bordeaux, la résurrection de Lucrèce, un curé athée qui annonce la mort de Dieu, une révolution jacobine qui tue deux rois, des dictatures de gauche puis de droite, des camps de la mort bruns et rouges, un artiste qui vend ses excréments, un écrivain condamné à mort pour avoir écrit un roman, deux jeunes garçons qui se réclament de l’islam et égorgent un prêtre en plein office – sans parler de mille autres choses…

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