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Abolissons les exemptions de taxes aux églsies, mosquées, synagogues et autres lieux de culte. LAÏCITÉ
Le Jésus conceptuel et mythique

Jésus n’existe pleinement qu’en coïncidant avec le portrait annoncé de lui par le corpus vétérotestamentaire. Il est ce que les textes ont dit qu’il serait.
La biographie de Jésus correspond à la biographie du Prophète annoncé par les Juifs. Laissons de côté les autres influences, nombreuses, qui en font une cristallisation d’autres sources : syriennes, égyptiennes, asiatiques, grecques, romaines. romaines. C’est un monde à soi seul que de démêler l’écheveau de ces citations qui montrent combien Jésus s’avère un collage méditerranéen. Jésus est aussi conceptuellement en relation avec les esséniens, les gnostiques, les pharisiens, les zélotes, les sadducéens et nombre d’autres sectes alors florissantes aujourd’hui disparues sans laisser de traces, de textes.
Mais le judéo-christianisme qui nous intéresse ici est moins celui des sources et du collage que celui du résultat : il y eut un Jésus de papier, à défaut d’un Jésus historique, et cette figure s’est constituée à partir de récits poétiques, de proses allégoriques, de textes symboliques, de discours mythologiques, qui pallient le manque d’être concret, réel, redisons-le, historique, par une surenchère métaphorique avec les textes, d’abord, et les œuvres d’art ensuite. L’Occident est le nom pris par le travail esthétique de cette surenchère. Notre civilisation nomme l’esthétisation d’un concept pour tâcher de le présentifier dans l’histoire.
Le corps de Jésus dans les Évangiles canoniques ne mange pas et ne boit pas. Ou alors : des nourritures spirituelles, symboliques. Cet anticorps ingère des métaphores. Ce même Jésus ne dort pas : à Gethsémani, avec Pierre et les deux fils de Zébédée, il veille et prie. Les autres dorment ; lui prie. C’est un corps de Juif, car il a été circoncis le huitième jour nous dit Luc (2, 21). Mais c’est aussi un corps de thaumaturge : il guérit les malades, ressuscite les morts, il change l’eau en vin, il marche sur la mer, il apaise les flots déchaînés, il multiplie les pains, ce qu’aucun homme normal ne fait. Quand il est sur la croix et vit ses dernières heures, une lance lui perce le flanc, il en sort de la lymphe et du sang, pas des mots. Ecce homo…
Prendre l’allégorie au pied de la lettre, c’est se condamner à ne jamais sortir du merveilleux. La lire comme une énigme codée qui appelle le déchiffrement, voilà qui donne tout son sens aux textes. Que faire, sinon, des abondantes paraboles paraboles : le bon grain et l’ivraie, le grain de sénevé, le levain, le débiteur impitoyable, les ouvriers employés à la vigne, le trésor caché, la perle précieuse, la brebis égarée, les deux enfants, les vignerons homicides, le bon pasteur, les noces royales, le figuier, les talents et tant d’autres histoires à ne pas croire à la lettre, mais à saisir dans l’esprit.
Dans Matthieu on peut lire : « Tout cela, Jésus le dit aux foules en paraboles, et sans parabole il ne leur disait rien, afin que s’accomplît ce qui avait été annoncé par le Prophète quand il disait : J’ouvrirai ma bouche pour des paroles. Je proférerai des choses cachées depuis la fin du monde » – ce qui est une citation des Psaumes (78, 2). Cette citation montre que Jésus est le nom donné par ceux des Juifs qui croyaient que le Messie n’était pas à venir, mais qu’il était déjà venu. Il suffisait, pour dire qu’il avait été et comment il avait été, de puiser dans les textes qui l’annonçaient pour en faire celui qui, de fait, parce que sa vie coïncidait avec ce qui avait été dit de lui, semblait être véritablement le Messie annoncé. La biographie de Jésus est écrite avant même qu’il n’ait eu à vivre sa vie – d’autant qu’il n’a pas eu besoin de la vivre puisqu’il ne l’a pas eue.
Ainsi, l’ascendance de Jésus telle qu’elle est donnée au début de l’Évangile selon Matthieu est-elle directement puisée dans les textes de l’Ancien Testament : Genèse, Isaïe, les livres des Chroniques, Josué, le livre de Ruth, les livres de Samuel, les livres des Rois, etc. L’ange qui apparaît à Marie se trouve dans la Genèse (16, 7), en songe, dans l’Ecclésiastique (34, 1). La Vierge qui enfante un fils est dans Isaïe (7, 14). Le baptême purificateur dans le Jourdain est dans le deuxième livre des Rois (5, 14). La tentation dans le désert, les marchands du temple, la multiplication des pains, la formule de l’Eucharistie, ainsi que nombre d’autres scènes du Nouveau Testament, se trouvent déjà dans l’Ancien.
Jésus est présenté comme naissant à Bethléem (Matthieu 2, 1), ce qui fait sens quand on renvoie à Michée (5, 13), au second livre de Samuel (5, 2) et au premier livre des Chroniques (11, 2), et que l’on tient pour l’hypothèse d’un Jésus fabriqué pour répondre à l’annonce juive de la venue prochaine d’un Messie. Matthieu cite les textes de l’Ancien Testament : « Et toi, Bethléem, terre de Juda, tu n’es nullement le moindre des clans de Juda ; car de toi sortira un chef qui sera pasteur de mon peuple Israël. »
Mais Luc (2, 39) parle de Nazareth comme ville natale – ne dit-on pas couramment « Jésus de Nazareth » ? Or Nazareth n’existe pas historiquement au temps où Jésus, qui lui non plus n’existe pas historiquement, est censé naître. Les fouilles archéologiques de la ville montrent en effet que cette bourgade ne voit le jour qu’à la fin du IIe siècle. Si Jésus est dit être de Bethléem, c’est parce que cette ville est d’abord et avant tout une métaphore : il s’agit de faire de Jésus un successeur de David, souverain de la terre d’Israël quand elle était unie. Car Bethléem est la ville de David ainsi que le rappelle Luc (2, 3-5).
L’étymologie d’évangile, la bonne nouvelle, dit que ce qui avait été annoncé s’est trouvé accompli. L’histoire du christianisme est l’histoire des notes en bas de page de cette fiction livresque et son inscription dans l’histoire via la patristique, les décisions conciliaires, la papauté, la théologie, la scolastique, la philosophie médiévale, le tout mis en images par l’art occidental.
La Passion même du Christ se trouve déjà écrite en filigrane dans le psaume 22 intitulé Souffrances et espoirs du juste : on sait que, sur la Croix, un fameux vendredi 7 avril 30 dit-on, Jésus prononce cette étrange phrase : « Mon Dieu, mon Dieu, pourquoi m’as-tu abandonné ? » (Marc 15, 34). Elle se trouve déjà mot pour mot dans le deuxième verset du psaume en question : « Mon Dieu, mon Dieu, pourquoi m’as-tu abandonné » (Psaume 22, 2). On trouve également dans ce seul texte écrit plusieurs siècles avant Jésus : la mère accouchant selon l’ordre de Dieu, la risée et le mépris pour l’homme en question, la foule qui demande pourquoi son Dieu ne le libère pas de la fâcheuse situation dans laquelle il se trouve, la souffrance et la soif dans le châtiment, les vauriens qui l’entourent, les pieds et les mains déchiquetés, les habits partagés, les vêtements tirés au sort, l’annonce du règne de Dieu par sa lignée…
Il ne sert donc à rien de lire les Évangiles comme des textes d’historiens, encore moins comme des textes rédigés par des témoins directs. Jésus eût-il existé historiquement qu’aucun d’entre les évangélistes ne l’aurait connu : le plus proche de la Passion est séparé de Jésus par au moins une génération – dans les hypothèses les plus courtes. Par ailleurs, on imagine mal que, si les choses avaient factuellement eu lieu comme on le dit, avec force manifestations surnaturelles – obscurcissement du ciel et nuit en plein jour, secousses de la terre et rochers fendus, silence des animaux et déchirement du voile du Temple, sans compter les corps de nombreux saints trépassés qui sortent de leurs tombes… –, un historien contemporain n’en consigne rien.
Or aucun des historiens ayant vécu à cette époque n’a parlé de cet événement : ni Suétone, ni Pline, ni même Flavius Josèphe, un Juif passé chez les Romains qui chroniquait scrupuleusement les moindres faits et gestes des Juifs et des Romains de son temps. Il n’existe aucun manuscrit du Ier siècle de notre ère. Flavius Josèphe ne parle pas de Jésus mais de chrétiens. De plus, le paragraphe qui concerne le sujet a été ajouté quelque huit siècles plus tard, ce dont témoigne l’analyse stylistique du document, par des moines copistes l’ayant complété par ce qu’ils estimaient être un oubli de l’historien !
Il n’y eut aucune trace parce qu’il n’y eut aucun fait. Le seul fait qui fût est d’ordre conceptuel : celui d’une construction allégorique, mythique, mythologique, fabuleuse, métaphorique, symbolique symbolique qui fonctionne comme un mille-feuille d’énigmes. Cette cristallisation donne un corps de papier à un Jésus qui n’eut jamais aucun autre corps. Même la chair de son incarnation est une fiction : Jésus boit du vin parce que ce liquide rouge annonce le sang de la Passion – c’est aussi la vigne du Seigneur plantée par Yahvé qui symbolise le peuple d’Israël ; Jésus mange du pain parce que le levain annonce le ferment des croyants qui font lever la pâte de l’Église – c’est également le pain envoyé par Dieu à Moïse pour le peuple d’Israël, le pain venu du Ciel qu’on trouve en l’Exode (16, 4) ; Jésus mange du poisson parce que les lettres grecques qui constituent son nom et celui du poisson sont les mêmes – c’est enfin un clin d’œil à Ézéchiel (47) qui nous apprend que là où il y a du poisson, il y a eau vive, et l’eau vive est celle du baptême de Baptiste, celle de Jésus, puis des chrétiens à venir.
Jésus mange donc du symbole, et le symbole ingéré ne faisant pas de déchets, on ne s’étonnera pas que Jésus, Dieu fait homme rappelons-le, n’ait pas besoin d’uriner ou de déféquer – ce qui serait la moindre des choses quand on a choisi la voie de l’incarnation. Jésus boit donc du vin et mange du pain, lors de la Cène, mais il annonce ainsi la Passion, le sang qui va couler pour racheter les péchés du monde, et le levain à venir des chrétiens qui accompliront sa prophétie ; il mange du poisson grillé après sa résurrection, mais pour annoncer que le temps du baptême et de l’Église est venu.
Plus l’évangile est terrestre et concret, plus il entre dans le détail factuel, plus il est indéchiffrable, car on reste plus facilement dans l’anecdote, on s’englue dans la petite histoire, on stagne et l’on ne s’élève pas jusqu’au sens véritable qui est caché, crypté. Croire que la multiplication des pains est l’effet d’un miracle, c’est ignorer que la numérologie sacrée permet de renvoyer là aussi, là encore, à un sens caché : en hébreu, chaque lettre est, en plus d’être lettre, un nombre. Chaque mot produit donc son équivalence en chiffre : la Gématrie est la discipline qui met en relation les termes ayant même valeur numérique ; la Notarique est un code, celui qui associe initiales, médiales ou finales de plusieurs mots pour en former d’autres ; la Thémira, le procédé kabbalistique qui permet de transposer une lettre en une autre.
La mise en œuvre de ces procédés permet de lire sous le texte ce qu’il veut dire véritablement. Il y a donc deux niveaux de lecture : un pour le peuple auquel on destine les histoires mythologiques, fabuleuses, légendaires, mythiques (Jésus pêche 153 poissons dans le lac de Tibériade), faciles à comprendre – d’où la profusion de paraboles. Et un autre niveau de lecture réservé à des initiés qui permet de savoir que, sous ce chiffre, « 153 », se cache la valeur numérique de l’expression « le Fils de Dieu » mais aussi « la Pâque », « l’Agneau pascal ». Ce que pêche Jésus c’est, de façon exotérique, 153 petits poissons, et, de façon ésotérique, l’annonce de ce qui va advenir : le règne de celui qui a remonté son filet.
Tout est dit à qui veut bien l’entendre dans l’Évangile selon Jean. Il donne la clé des trois autres, mais c’est aussi paradoxalement une clé cryptée… Jean est le plus cérébral, le plus conceptuel, le plus intellectuel des évangélistes. Il est aussi le plus énigmatique, ce qui est un comble quand on sait qu’il est le plus clair sur la vérité conceptuelle et non historique de Jésus. Jean dit : « Au commencement était le Verbe, et le Verbe était auprès de Dieu, et le Verbe était Dieu. Il était au commencement auprès de Dieu » (1,1). Le Verbe, c’est le Logos, c’est la Parole. Dieu est donc Jésus qui est donc Logos, Verbe et Parole – et rien d’autre. Jésus est une pure parole, un Verbe pur, un simple Logos. Il n’a donc aucune existence historique mais, comme quand on a ouvert un oignon et que l’on ne trouve rien en son centre, Jésus est un oignon conceptuel au centre duquel on ne découvre qu’un verbe, une parole, un discours. De sorte que, quand les disciples invitent Jésus à manger, il leur répond : « Moi, j’ai à manger manger une nourriture que vous, vous ne connaissez pas » (4, 32). Puis : « Mon aliment, c’est de faire la volonté de Celui qui m’a envoyé et d’accomplir son œuvre » (4, 34). Il mange du pain, certes, mais il en donne la recette ontologique : « Le pain qui vient du ciel, le véritable, car le pain de Dieu, c’est celui qui descend du ciel et donne la vie au monde » (6, 32-33).
Après sa mort, Jésus, dit-on, est ressuscité le troisième jour, puis il est monté au ciel. Dans le tombeau, on ne trouve que des bandelettes roulées et un suaire plié. Le véritable corps du Christ est un corps absent : c’est par son absence qu’il est la présence la plus entêtante qui soit. La civilisation judéo-chrétienne a voulu, sans le vouloir vraiment, parce qu’elle ne savait pas qu’elle le voulait, donner un corps au Christ qui n’en avait pas d’autre que sous forme de Logos, de Verbe, de Parole. Croire à ce Verbe, c’était être sauvé.
Le judéo-christianisme, qui nomme notre civilisation en train de s’effondrer, s’est constitué pendant mille cinq cents ans en essayant de donner une forme à ce Christ conceptuel. Cette forme, c’est notre civilisation. Il aura fallu des disciples à ce Christ sans corps, des artistes pour donner corps à ce verbe sans chair, des empereurs pour contraindre à croire à cette fiction, des croyants ayant fini par souscrire à cette fable pour les enfants, et des philosophes qui, petit à petit, ont douté un peu que cette histoire fût vraie. Certes, Jésus a encore plusieurs milliards de disciples sur la planète. Mais une hallucination collective a beau être collective, et rassembler de vastes foules, elle n’en demeure pas moins une illusion. Comme Isis et Osiris, Shiva et Vishnou, Zeus et Pan, Jupiter et Mercure, Thor et Freia, Baptiste et Jésus sont des fictions. Les civilisations se construisent sur des fictions et on ne sait qu’il s’agissait de fictions que quand les civilisations qu’elles ont rendues possibles ne sont plus. Plus on croit à ces fictions avec force, plus la civilisation est puissante. La courbe de la croyance épouse celle de la civilisation : la fable de Jésus est généalogique des mille cinq cents ans de la nôtre.
Onfray, Michel. Décadence