top of page

Inconcevable complexité

La_pensée_de_Dieu.jpg

Extrait de « La pensée de Dieu » Bogdanov, Grichka

Le premier miracle

 

Par une nuit glaciale de janvier 1885, une tempête sans commencement tourbillonne en volutes glacées dans les ténèbres.

 

 Depuis des heures, son souffle aveugle s’infiltre entre les planches mal jointes d’une grange perdue au milieu de nulle part.

 

 La neige est partout, sombre comme la nuit.

 

 Soudain, un cri dans le vent.

 

 Au fond de la grange, un jeune homme de dix-neuf ans lève les bras au ciel.

 

 Il a enfin réussi.

 

 Devant lui, baignant dans le liquide révélateur, il y a la photo de son exploit.

 

 Et quel exploit ! Après deux ans d’échecs et de tâtonnements, à l’aide d’une étrange machinerie de son invention, voici que pour la première fois au monde, Wilson Alwyn Bentley vient de réaliser l’impossible : photographier, au cœur de l’invisible, un infime « grain de neige ».

 

 Un cristal glacé.

 

 Et il reste bouche bée devant ce qu’il découvre.

 

 Une sorte d’étoile à six branches incroyablement symétrique, faite de lignes droites et de courbes parfaites, comme si elle avait été dessinée par un géomètre ou un artiste de génie.

 

 A cet instant, le jeune Américain murmure pour la première fois dans la pénombre ce qu’il ne cessera de répéter toute sa vie : « Un miracle ! » Car il le sait, ce cristal d’une beauté époustouflante, dont chaque ligne semble tracée à la règle, s’est assemblé en quelques minutes à peine, dans le cœur tourbillonnant d’un nuage ! Par quel tour de force ? Comment donc ces lames étincelantes peuvent-elles s’emboîter si parfaitement les unes dans les autres jusqu’à fabriquer en un clin d’oeil des sculptures à couper le souffle ? Dans l’espoir de découvrir l’incroyable secret, ce fermier pas comme les autres passera plus de quarante ans de sa vie à photographier un par un ces miracles de la nature.

 

 Avec plus de cinq mille clichés réalisés hiver après hiver au fond de sa ferme, Wilson Bentley va devenir le plus grand collectionneur de cristaux de neige de l’histoire.

 

 Mais revenons à cette sombre nuit de 1885, dans la campagne glacée du Vermont.

 

 Les heures ont passé.

 

 A l’aide de sa cuillère en argent, Bentley a patiemment ramassé et photographié plusieurs dizaines d’autres cristaux glacés.

 

 Et il en croit à peine ses yeux : tous, sans exception, ont six branches ! Comme des étoiles à six pointes, d’une symétrie et d’une beauté à donner le vertige.

 

 Mais pourquoi ? Pourquoi six et pas cinq ou sept pointes ? Aiguillonné par le mystère, Bentley se lance alors un défi : découvrir un cristal de neige à cinq pointes.

 

 Chaque hiver, durant près d’un demi-siècle, hanté par la fleur de neige à cinq branches, il va chercher.

 

 Traquer le flocon introuvable.

 

 Au sommet des montagnes comme au creux des vallées.

 

 En vain.

 

 Jamais il ne parviendra à observer autre chose que des cristaux à six branches.

 

 Mais ce n’est pas tout.

 

 Au cœur de la neige se cache quelque chose de plus mystérieux.

 

 Un phénomène qui, aujourd’hui encore, laisse les scientifiques à court d’explication.

 

 Sur les cinq mille clichés que Bentley a entassés un peu partout sur les vieilles étagères de la cabane, pas un seul ne montre deux cristaux de neige identiques.

 

 Même si tous ont six branches, même si tous sont d’une stupéfiante beauté, tous sont différents ! Pendant un quart de siècle, l’infatigable chasseur de flocons a effectué d’innombrables cueillettes au cœur des neiges vierges.

 

 Intercepté les flocons en plein vol, avant qu’ils touchent le sol.

 

 Fouillé les glaces en neige profonde.

 

 Mais rien à faire.

 

 Pas une seule fois il ne trouvera deux étoiles des neiges exactement pareilles.

 

 C’est pourquoi, émerveillé, il écrira un soir de 1925 : « Chaque flocon est un chef-d’œuvre dessiné par le Créateur et pas un de ces dessins n’a jamais été répété.

 

 Quand un flocon de neige fond, ce dessin unique est perdu pour toujours, ne laissant aucune trace de sa magnifique existence 1.»

 

Mais pourquoi ? Par quel miracle les milliards de flocons d’un champ de neige sont-ils à la fois tous « construits » sur le même modèle et pourtant tous uniques ? La veille de Noël 1931, Wilson Alwyn Bentley rend un dernier souffle froid comme la neige.

 

 Quelques semaines avant, il a passé de longues heures en pleine tempête, le vent glacé sifflant jusque dans ses poumons.

 

 Et une pneumonie l’emporte.

 

 Pour en savoir plus sur le mystère de la neige, tournons-nous vers la science.

 

 Que nous dit-elle ? Quelque chose d’étonnant : depuis l’aube de la vie sur Terre, il y a plus de trois milliards d’années, en comptant toutes les chutes de neige de tous les milliards d’hivers qui se sont succédé (dans votre jardin et partout ailleurs) il est tombé environ un milliard de milliards de milliards de milliards de cristaux de neige ! Un chiffre qui ne nous dit peut-être pas grand-chose mais qui est absolument colossal ! Allons plus loin.

 

 Chaque cristal de neige contient environ un milliard de milliards de molécules d’eau.

 

 Or, le nombre d’arrangements possibles de ces molécules pour former un seul cristal dépasse l’imagination la plus folle.

 

 Pour bien comprendre, prenons un exemple dans la vie de tous les jours.

 

 Imaginez que vous vouliez essayer toutes les façons possibles de ranger juste quinze livres (pas plus) sur une étagère.

 

 Combien y a-t-il d’arrangements différents ? En fait, la réponse donne le vertige : plus de deux milliards de combinaisons possibles ! Une vie entière ne suffirait pas pour réaliser, sans jamais vous arrêter, toutes les manières dont vous pouvez disposer côte à côte vos quinze livres dans votre bibliothèque.

 

 Il est alors facile de se rendre compte que le nombre de façons d’arranger le milliard de milliards de molécules d’eau dans un cristal est incroyablement plus grand que le nombre de cristaux ayant existé depuis l’aube des temps ! Il n’y a donc jamais eu deux étoiles de neige – deux cristaux de glace – absolument identiques sur notre monde.

 

 Plus vertigineux encore : compte tenu des calculs, il est également certain qu’il n’existe pas deux cristaux identiques dans l’Univers tout entier, avec ses milliards de planètes enneigées perdues dans l’infini.

 

 A partir de là, reviennent les mêmes questions.

 

 Pourquoi, par quel prodige, les cristaux de neige sont-ils si magnifiquement « dessinés », comme par un artiste muni d’une règle et d’un compas ? Pourquoi ont-ils tous six pointes ? Pourquoi n’y en a-t-il pas deux pareils au monde (ni dans l’Univers tout entier) ? Au xviie siècle déjà, le grand astronome allemand Kepler se pose les mêmes questions, presque mot pour mot.

 

 Il a inscrit en latin sur son précieux livret de cuir rouge cette question qui le hante : « Pourquoi est-ce que les flocons de neige tombent toujours avec six pointes et pas cinq ou sept 2 ? » Kepler est un savant hors pair, comme en témoigne le Sénat de l’université de Tubingen, où il a obtenu sa maîtrise en mathématiques : « En raison de son esprit hors du commun, on peut attendre de lui quelque chose de spécial.»

 

Et quelle chose ! C’est lui qui a décrété que la Lune était – c’est le mot qu’il invente – un satellite.

 

 C’est également lui qui a découvert les trois grandes lois astronomiques qui portent son nom.

 

 Qu’a-t-il trouvé ? Que les planètes ne décrivent pas des cercles autour du soleil, comme on le croyait jusqu’alors, mais des ellipses.

 

 La découverte est prodigieuse.

 

 Et engendre un choc immense, d’où va émerger la théorie de la gravitation universelle, comme le souligne Einstein trois cents ans plus tard.

 

 Mais il y a plus surprenant.

 

 Après les orbites des planètes et l’infiniment grand, voilà qu’il va brusquement se tourner vers l’infiniment petit.

 

 Toujours à la recherche d’une sorte de message secret, une trace laissée par quelque chose (ou quelqu’un) dans la nature.

 

 L’aventure commence à l’hiver 1611, à Prague, alors qu’il est depuis quelques années mathématicien impérial auprès de l’excentrique empereur Rodolphe II du Saint Empire.

 

 Un soir, alors qu’il traverse le grand pont Charles, le voilà pris dans une bourrasque de neige.

 

 « 

Quelques flocons épars étaient tombés sur mon manteau. Tous avaient six pointes et des rayons ouvragés. Par Hercule ! Il y avait là quelque chose de plus petit qu’une goutte d’eau, mais doté d’une forme 3 ! » A partir de ce jour, littéralement fasciné, chaque hiver, armé de sa plume, il part à la chasse aux flocons et se demande d’où vient leur dessin si précis, si magnifiquement géométrique.

 

 Et pour lui aucun doute : si le cristal est si bien ordonné, c’est que dans ses profondeurs, au niveau des particules qui le composent (et que Kepler appelle atomes) il y a aussi de l’ordre.

 

 Mais d’où vient cet ordre ? Cette question en a amené une autre, aujourd’hui connue de tous : « Pourquoi les choses sont-elles comme elles sont et pas autrement ? » La réponse a de quoi surprendre : selon Kepler, les cristaux de neige sont construits d’après une sorte de plan préétabli, qu’il appelle un « principe de formation », grâce auquel tous les cristaux du monde ont six pointes.

 

 En somme, pour l’astronome, le jeu des formes au cœur de la neige, jusqu’au moindre détail, ne doit rien au hasard, bien au contraire : il est pensé.

 

 Mais d’où vient ce mystérieux principe de formation qui ressemble à un plan ? En 1611, le grand Kepler franchit brusquement le pas et n’hésite pas à apporter une réponse ouvertement provocatrice : dans un cristal de neige, on peut, dit-il, tout comme dans l’orbite des planètes, « lire la pensée de Dieu 4

».

 

 La pensée de Dieu ! Nous voici au cœur de l’énigme.

 

 De ce mystère qui a hanté Wilson Bentley tout au long de sa vie.

 

 Il existe bel et bien un ordre fantastiquement précis dans chaque flocon de neige.

 

 Comme une sorte de plan.

 

 Or ce « plan » (appelons-le ainsi) a été tracé il y a longtemps.

 

 Très longtemps.

 

 A l’époque de Kepler, il y a quatre siècles, les cristaux de neige avaient déjà six sommets et de magnifiques tracés géométriques, comme ceux d’aujourd’hui.

 

 De même que les flocons tourbillonnant devant les grottes de nos ancêtres lointains, il y a un million d’années.

 

 Et les premières neiges du monde, il y a trois milliards d’années ? Là encore, les cristaux à six pointes étaient déjà là.

 

 Jusqu’aux tout premiers flocons d’eau de l’Univers, tombés sur des mondes indicibles à l’aube des temps.

 

 Autrement dit, les fameux plans étaient déjà tracés, dès la naissance de la Terre.

 

 Et même bien avant, des milliards d’années dans le passé profond.

 

 Mais encore une fois, d’où viennent-ils ? Etrangement, la réponse n’existe pas ici.

 

 Ou plutôt, pas à notre époque.

 

 Pour en savoir plus à propos de ce mystère qui a obsédé Bentley toute sa vie, il va nous falloir remonter loin dans le passé de l’Univers.

 

 Jusqu’à une infime fraction de seconde après le Big Bang.

 

 Là, tourbillonnant dans le premier feu du monde, nous allons trouver un flot de chiffres étranges, sans dimension, sans fin, qu’on appelle des constantes universelles.

 

 Et aussi de mystérieuses « instructions », codées dans la matière naissante, qui forment les lois (connues et inconnues) de notre Univers.

 

 Mais d’où viennent-elles ? Comment sont-elles là, avant même la matière ? Une fois de plus, Bentley griffonne ces questions vertigineuses sur son vieux carnet de cuir rongé par le vent.

 

 Nous sommes en 1916.

 

 Plus de trente ans se sont écoulés depuis ce fameux jour où il a photographié son premier flocon.

 

 C’est l’été.

 

 Mollement assis sur sa chaise à bascule, Bentley savoure le soleil, comme pour faire provision de bonne chaleur avant l’hiver.

 

 La neige est encore loin et il en profite pour se détendre en lisant des revues sur les merveilles de la nature.

 

 Son espoir secret ? Qu’un jour d’autres scientifiques, plus instruits que lui, puissent l’aider à percer enfin le mystère.

 

 Or, voilà qu’au hasard de ses lectures, il découvre que quelque part en Allemagne, il existe une université où sont rassemblés les meilleurs savants de leur temps.

 

 Des géomètres imbattables.

 

 Des mathématiciens prodigieux dont les idées se sont imposées à tous dans le monde entier.

 

 Où se trouve ce paradis de la pensée ? Dans une ville de Basse-Saxe dont il n’a jamais entendu parler jusqu’alors et qui s’appelle Göttingen.

 

 Göttingen ! Bentley l’ignore mais c’est un lieu mythique.

 

 Son université rassemble la fine fleur de la pensée et depuis le milieu du xixe siècle, elle n’a cessé d’accentuer son irrésistible ascension, jusqu’à devenir la première du monde.

 

 Or dans ce qu’il lit, une chose le frappe : les chefs de file de cette nouvelle école – tous mathématiciens – parlent d’un principe étrange, qui serait l’explication ultime de l’ordre et de la beauté rencontrés chaque jour dans la nature.

 

 Ce principe, ils l’appellent « l’harmonie préétablie » ! Bentley se frotte les yeux.

 

 Se pourrait-il que cette harmonie préétablie soit la clef du mystère ? Dans le chapitre qui suit, nous allons faire un premier pas vers cette énigme.

 

 Sur notre chemin, nous allons rencontrer trois hommes-clefs.

 

 Vers la fin du xixe siècle, ce ne sont encore que trois jeunes gens en culottes courtes, réunis par hasard en Prusse-Orientale, dans une ville qui, aujourd’hui, n’existe plus.

 

 Ils ne le savent pas encore, mais ils vont changer le monde.

 

 Et ce que vous allez découvrir avec eux va à coup sûr changer votre façon de voir les choses. 

 

1- . In http://www.jerichohistoricalsociety.org

 

2- . The Six-Cornered Snowflake : A New Year’s Gift, Paul Dry Books, Philadelphie (2010).

 

Bogdanov, Grichka. La pensée de Dieu (Documents Français) (French Edition) . Grasset. Édition du Kindle.

 

3- . Idem. 4- . J. Kepler, Astronomia Nova (1609).

© 2023 par La Couleur. Créé avec Wix.com

bottom of page