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Procès d'animaux préinquisition

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Fulminer des monitoires contre les cochons

Un tribunal pour extirper la bête en l’homme Noël 1386, Falaise (Calvados).

 

 Jugement et pendaison d’une truie pour homicide. Au paradis, tout étant possible, un serpent parle. Dieu parle, normal, il a inventé le langage, il a bien le droit de s’en servir ; Adam et Ève parlent, normal, Dieu les a créés, il a bien le droit de doter ses créatures de la parole, d’autant que c’est plus facile pour se faire entendre par elles ; le serpent parle aussi, normal, ce qui vaut pour l’homme et la femme peut bien valoir également pour le serpent, d’autant que ce serpent est le diable et que le diable c’est un ange déchu. En tant qu’ange, il n’eut pas besoin de langage, puisqu’il est admis par jurisprudence patristique que ces créatures communiquent par impulsion d’intuition, mais en tant que diable, pour séduire, il lui faut bien utiliser cette arme magnifique qu’est le langage. Ève parle avec le serpent, normal, si l’on est doué de cette faculté, nulle raison de se l’interdire avec quiconque en est également doué. On peut en effet lire dans la Genèse : « La femme répondit au serpent » (3, 2), puis « Le serpent répliqua à la femme » (3,4), ou bien « L’homme dit à Dieu » (3, 12), sinon « Yahvé Dieu dit à la femme » (3, 13), voire « Yahvé Dieu dit au serpent » (3, 14). On connaît l’histoire : Dieu interdit de goûter du fruit de l’arbre de la connaissance – donc il défend à l’homme de chercher à savoir ; Adam ne verrait aucun inconvénient à obéir, c’est un homme, mais Ève ne l’entend pas de cette oreille, c’est une femme ; avisée par le serpent qui lui dit que goûter ce fruit de l’arbre de la connaissance, c’est connaître le bien et le mal, donc se faire ainsi semblable à Dieu, elle décide de savoir ; Dieu les punit, elle et son homme, qui n’a pourtant rien fait, en les chassant du paradis. Les ennuis commencent alors.

 

 Les procès d’animaux témoignent que la pensée magique a longuement entravé l’intelligence des hommes. Le premier date de 1120, il concerne des mulots et des chenilles à Laon, en France ; le dernier est rendu en 1846 à Pleternica, en Slavonie, contre un cochon. Une quantité d’animaux ont été appelés au tribunal, on a instruit leur procès, on les a défendus, puis jugés, ils ont été condamnés, qui à l’excommunication, à la pendaison, à la relaxe, qui à la relégation, à la réhabilitation, à l’acquittement.  Certains cochons ont été exécutés à l’arbalète, pendus, assommés, découpés et jetés aux chiens, d’autres enterrés vivants, torturés parfois même, le grouinement valant aveu. Le tout sans que le pouvoir religieux y trouve à redire, et pour cause, puisqu’il était partie prenante de cette justice justice des hommes contre les forfaits des animaux.

 

 Ces huit siècles de procès rendus contre les animaux concernent nombre de pays de l’Europe chrétienne : des anguilles à Genève (Suisse) en 1221 ; des sauterelles et des vers dans le Tyrol (Autriche) en 1338 ; à nouveau des sauterelles en Lombardie (Italie) en 1541 ; un cochon à Francfort (Allemagne) en 1572 ; un chien en Écosse en 1500, un cheval au Portugal en 1550, des rats en Espagne à la même époque ; une jument à Wünschelburg (Silésie) en 1676 ; un bouc en Sibérie (Russie) au XVIIe ; de la vermine au Danemark en 1711 ; un chien à Chichester (Angleterre) en 1771 ; un cochon à Pleternica (Slavonie) en 1846… Hors Europe, mais en terre chrétienne, il y eut aussi des procès contre une vache, deux génisses, trois moutons et deux truies en 1662 à New Haven (Connecticut), contre des tourterelles au Canada fin XVIIe, le voyageur ethnologue La Hontan nous en a rapporté le détail, contre des termites au Brésil en 1713 et au Pérou fin du XVIIIe…

 

 Pendant la Révolution française, en avril 1794, preuve que l’épistémè judéo-chrétienne fonctionnait encore à plein, un perroquet a lui aussi été condamné au tribunal d’Arras, la ville de Robespierre, parce qu’il criait « Vive le roi ! ». Le propriétaire du volatile, un vieux monsieur de soixante-quinze ans, aristocrate, que le conseil municipal avait pourtant innocenté de tout militantisme royaliste, la fille et la servante ont été guillotinés. « La Fraternité ou la mort »… Après jugement, l’oiseau a été innocenté, parce que victime de la manipulation des aristocrates. Le tribunal l’a mis en rééducation politique chez la femme du commissaire de la République.

 

 On remarque dans cette liste que les animaux sauvages côtoient les animaux domestiqués : la sangsue des marais et la jument de la ferme, les anguilles de la vase des rivières et les vaches qui fournissent le lait de la famille, les charançons dévorant les bourgeons de la vigne et les chiens qui gardent la maisonnée. Tous les animaux sont donc susceptibles d’être convoqués au tribunal. Sauf – sauf : le serpent. On ne peut imaginer que, pendant plus de cinq siècles, cet animal au venin mortel n’ait pas mordu un innocent catholique qui marchait dans un chemin – voire un curé emportant l’extrême-onction à travers champs… L’animal emblématique du mal échappe à la condamnation, comme un tabou justifiant mon hypothèse que le tribunal pour les animaux est un tribunal pour les hommes qui prend le prétexte des animaux.

 

 Car les procès sont spectacularisés et publics. La théâtralisation s’adresse aux animaux, certes, car on leur prête la faculté humaine d’entendre et de comprendre, mais aussi aux hommes à qui l’on donne ainsi une leçon de théologie théiste : Dieu a créé le monde et tout ce qui advient procède de son bon vouloir. Il a créé le jour et la nuit, le bien et le mal, la santé et la maladie, la vie et la mort, la paix et la guerre, la prospérité et la famine, l’abondance et la rareté, la richesse et la pauvreté. Les voies du Seigneur sont impénétrables, mais elles ne sauraient être mauvaises, puisque tout ce qui advient est voulu par Dieu.

 

 Les preuves s’en trouvent données dans l’Ancien Testament. Ainsi, Dieu dit à Moïse : « Si vous suivez mes ordonnances, si vous observez mes commandements et si vous les pratiquez, je donnerai vos pluies en leur temps ; la terre donnera sa récolte, l’arbre des champs donnera son fruit ; le battage se prolongera pour vous jusqu’à la vendange et la vendange se prolongera jusqu’aux semailles » (Lévitique 26, 3-6). Puis ceci : « Mais si vous ne m’écoutez pas et si vous ne pratiquez pas tous mes commandements, si vous dédaignez mes ordonnances et si votre âme prend mes règles en dégoût, en sorte que vous rompiez mon alliance, voici ce qu’à mon tour je vous ferai : je préposerai sur vous l’épouvante, la consomption et la fièvre, qui consument les yeux et épuisent l’âme. Vous sèmerez pour rien votre semence : ce sont vos ennemis qui la mangeront » (26, 14-16). Mais également cela : « Si vous marchez contre moi et ne voulez pas m’écouter je continuerai de vous frapper au septuple de vos péchés. J’enverrai parmi vous la bête des champs, qui privera vos enfants, supprimera votre bétail et vous réduira à un si petit nombre que vos chemins seront déserts » (26, 21-22). De même lit-on dans le Deutéronome : « Si tu n’écoutes pas la voix de Yahvé, ton Dieu, en ne veillant pas à pratiquer tous ses commandements et ses ordonnances que je te prescris aujourd’hui, toutes les malédictions que voici arriveront sur toi et t’atteindront » (28, 15) – suit une incroyable liste de malédictions parmi lesquelles les récoltes ravagées par les insectes (28, 38), les vignes détruites par les vers (28, 39), les arbres et les fruits mangés par les hannetons (28, 42).

 

 Dès lors, tous les animaux qui dévastent les cultures relèvent du projet de Dieu : le Créateur veut la prolifération des bêtes qui anéantissent les récoltes pour imposer la famine à des hommes qui l’ont méritée parce qu’ils n’ont pas été assez pieux. S’ils sont plus chrétiens encore, alors Dieu n’aura pas besoin d’envoyer des calamités pour ramener les hommes dans le droit chemin. Il faut donc mettre en scène ce procès du Mal afin que le Bien advienne. Des processions, des prières, des jeûnes, des cérémonies expiatoires, des messes, des dons, des aumônes, l’exercice de la foi et de la charité, voilà qui apaisera la colère de Dieu dont la cause est le manque de foi des hommes. Le tribunal est un sermon élargi.

 

 Le premier procès est antérieur au dispositif de l’Inquisition. Il pourrait bien en fait en être la matrice. En 1221, le dominicain Raymond de Peñafort rédige une Somme des cas de pénitence ; en 1234, il compile les Décrétales de Grégoire IX et fonde ainsi le droit canon qui reste en vigueur jusqu’à la réforme introduite par Pie X – en 1917… Ce qui rend possible l’Inquisition décrétée en 1231 par le pape Grégoire IX se trouve ainsi mis en place. Mais le premier procès impliquant des animaux a lieu exactement un siècle avant, à Laon, où le tribunal épiscopal juge des anguilles du lac Léman. L’avocat ayant correctement effectué son travail, les anguilles obtiennent une partie du lac à leur usage exclusif.

 

 L’Église pourchasse le mal, or le mal, c’est le diable, Satan. L’art le montre toujours comme une figure monstrueuse faite de collage de ce qui dans l’animal est une menace pour les hommes : les cornes du bouc qui peuvent éventrer, la langue bifide du serpent qui sort d’une bouche pleine d’un venin qui tue, les écailles du reptile parent du serpent, la queue fourchue d’un animal primitif qui détruit tout sur son passage, les ailes de peau de la chauve-souris, animal de nuit qui, dit-on, boit le sang des humains comme les vampires, les sabots fourchus comme le porc animal impur, les griffes du lion qui lacèrent et tuent, les pattes du loup qui déchiquettent leurs proies, les oreilles pointues du chien, lui aussi animal impur, les longs poils noirs des mammifères tel le singe, les pattes filiformes comme celles d’un crapaud, la couleur brune de la kératine des insectes…

 

 D’une certaine manière, le mal, c’est la bête qui reste en l’homme, proclame l’Église. Le péché, c’est la sauvagerie de l’animal qui refuse d’obéir, qui rechigne à se soumettre à l’interdit édicté par Dieu. Il n’y a pas loin de la compagne d’Adam à la bête tentatrice, de la femme insoumise à l’animal séducteur, d’Ève au serpent. Dans le procès intenté aux animaux, on découvre les prémices des procès bientôt intentés aux sorcières, puis aux hérétiques. Ce qui, en l’homme, veut la vie entre dans le registre de l’animalité. Il faudra désormais ne pas vouloir la vie et lui préférer l’obéissance à Dieu – du moins, à ceux qui s’en réclament.

 

 Noël 1385 : ce siècle qui voit en Europe un tiers de sa population mourir de la Grande Peste est celui des fresques de Giotto, du palais des Papes à Avignon, de la guerre de Cent Ans, des œuvres de Guillaume de Machaut, de la canonisation de Thomas d’Aquin, du palais des Doges à Venise, de l’Apocalypse d’Angers, de La Divine Comédie de Dante, de l’art gothique, du Décaméron de Boccace et du Canzoniere de Pétrarque, des poèmes de Christine de Pisan et Charles d’Orléans, des philosophies de Guillaume d’Occam et de Jean Buridan – célèbre pour son âne…

 

 Mais c’est aussi celui de la pensée magique : on croit, comme saint Augustin, que le diable existe et qu’il peut prendre une forme corporelle ; on croit aussi, comme saint Thomas d’Aquin, à l’existence d’incubes qui abusent des femmes pendant leur sommeil et de succubes, les démons femelles qui viennent s’unir aux hommes pendant la nuit ; on croit également, tel le théologien Alain de Lille, que les cathares procèdent étymologiquement du chat, un animal diabolique, et qu’il faut donc, de ce fait, les exterminer ; on croit, comme l’évêque Césaire d’Arles, que les démons n’ont pas de postérieur, même si l’iconographie montre de vieilles fesses flasques à forme de visage avec la bouche en forme d’anus ; on croit, comme l’évêque de Lisieux Nicolas Oresme, que l’enfer est au centre de la terre ; on croit, comme le dominicain Jean Gobi, qu’en enfer on découpe des pécheurs, qu’on les brûle dans le plomb en ébullition, qu’on les soumet aux pires tortures ou bien encore, qu’en ouvrant le cercueil d’un débauché « on trouva deux crapauds d’une taille extraordinaire dévorant son visage et un grouillement de vers et de serpents affreux dévorant avidement les yeux, la bouche et tout le cadavre » ; on affirme, comme le moine cistercien né à La Hague Guillaume de Diguleville, que les diables de l’enfer sont aidés par des loups, des crapauds, de la vermine, des serpents qui dévorent et déchiquettent, couvrent de bave et d’immondices, mordent et inoculent leur venin.

 

 Le philosophe n’est guère plus rationnel que le poète qui ne l’est pas plus que le théologien. Le mort n’est pas vraiment tout à fait mort, car il vit son supplice supplice comme un vivant : on le fait souffrir, on le martyrise, on lui inflige les plus terribles tortures, il est mort, certes, mais il grimace, il geint, il crie, il gémit, il hurle, il supplie. Les animaux peuvent vivre dans la fournaise et continuer à accomplir leurs tâches : le loup dévore, le crapaud bave, le serpent mord et tout ce zoo infernal s’active sans fin, en permanence et pour l’éternité. Si les philosophes croient à pareilles balivernes et convoquent le Parménide de Platon, les Ennéades de Plotin, la Métaphysique d’Aristote pour valider les errances de la pensée magique, quid des hommes et des femmes qui habitent dans les campagnes des provinces les plus reculées où le judéo-christianisme s’impose à coups d’épées et de gibets, de terreur et de procès, de tribunaux et de culs-de-basse-fosse ?

 

 Donc Noël 1385, à Falaise, village de la campagne normande, dans les environs du château médiéval où Robert le Magnifique, duc de Normandie, et Arlette de Falaise, fille d’un embaumeur, conçurent le futur Guillaume le Conquérant. La vie de paysan est rude. L’hiver est glacial. Non loin du solstice d’hiver, à la Noël, dans l’après-midi, un maçon sans travail à cause du froid (le premier arrêt pour intempérie connu…) a versé sur la paille son épouse légitime. Trois mois plus tôt, ils ont eu un enfant, Jonnet le Maux. Ils l’ont emmailloté et placé dans la bergerie attenante à la maison pour qu’il profite de la chaleur des bêtes. Deux brebis pleines dégagent l’énergie qui bénéficie au nourrisson pendant que ses parents ont opté pour un autre mode de chauffage.

 

 Une truie de trois ans passe par là. À l’époque, le cochon domestique n’est pas encore très loin du cochon sauvage, il tient plus du sanglier aux soies drues et noires qu’au porc bien rose d’aujourd’hui. Pareil animal va et vient, il circule librement. Certes il appartient à quelqu’un, mais il se promène partout et trouve sa nourriture où il le peut : les ordures ne sont pas ramassées, elles sont jetées à même la rue quand il y a ville ou village et autour de la maison en campagne. Les porcs mangent donc alors des déchets qui, à cette époque, sont tous biodégradables. Cette truie de Falaise Falaise va vers l’enfant dans la bergerie. Il ne dépasse que le visage de ce petit paquet de langes. Elle avise ce morceau de chair et le dévore. Elle mange également une partie de la cuisse du nourrisson. Les cris alertent les parents qui assistent à la mort de leur enfant. L’enterrement a lieu le lendemain de Noël.

 

 Les pouvoirs publics récupèrent la truie divagante et la placent en prison. Elle y reste deux semaines, le temps que le procès soit instruit et que le procureur fasse son enquête. Pendant ce temps, le propriétaire qui n’est pas personnellement inquiété assure les frais de l’emprisonnement de son animal : le gîte et le couvert. Il faut la nourrir, curer la paille souillée, refaire sa litière, donc payer le porcher qui effectue ces travaux. Début 1386, le procureur descend dans la cellule visiter la prévenue. Il la questionne… Ce qu’on nommerait aujourd’hui un avocat d’office ébauche une défense de la bête. On l’imagine sensible à la démarche…

 

 Qu’y a-t-il dans la tête du procureur pour qu’il s’adresse à la truie en la questionnant, tout en sachant qu’elle ne risque pas de répondre ? Et dans celle de l’avocat qui plaide en faveur de la cochonne, alors qu’il n’ignore pas qu’elle ne l’interrompra pas dans sa péroraison ? Les hommes de loi savent que la bête ne parle pas, ne comprend pas, et que donc elle ne répondra pas et ne dira rien pour sa défense. Mais ils font comme si elle parlait, comme si elle comprenait, comme si elle allait répondre. Comment qualifier un tribunal dans lequel on sait que l’accusé n’a aucun moyen de faire valoir son point de vue, sinon comme le dispositif disciplinaire d’une parodie de justice ?

 

 Les juges descendent à leur tour dans la cellule. Remplis de leur fonction, ils lisent la sentence à l’animal qui n’en peut mais. Des hommes en armes accompagnent les gens de robe. La femelle du cochon se prélasse dans son purin et dans son fumier. Un gardien la pique pour qu’elle se mette sur ses quatre pattes. Elle doit être debout pour entendre la lecture intégrale des minutes du procès. Faut-il s’en étonner ? La truie garde le silence. Doit-on feindre la surprise ? Elle est condamnée à mort par pendaison. Jamais annonce d’une peine capitale n’a dû faire aussi peu d’effet sur un condamné !

 

 Les hommes de loi décident d’humaniser la bête, ce qui rend la bête humaine et justifie d’autant la mise en scène qui, au regard de Dieu, abolit la distance entre le paysan et son cochon. Pour ce faire, le bourreau coupe le groin du cochon et l’affuble d’un masque à figure humaine. Ce qui ne suffit pourtant pas. L’animal est alors habillé avec une veste et une culotte, des hauts-de-chausses aux jambes arrière et des gants blancs à celles de devant. Un cheval la traîne de la place du château jusqu’au faubourg de Guibray, le lieu de son supplice, dans lequel la justice a convoqué les paysans des alentours avec leurs animaux : chevaux et juments, taureaux et vaches, porcs et truies, boucs et chèvres, hommes, femmes et enfants. Il s’agit de donner par l’exemple une leçon de théologie aux animaux humains en prenant en otage les animaux non humains – comme on dit aujourd’hui.

 

 Nicolas Morier, le bourreau, a mis ses gants pour éviter le contact avec la bête impure. Après son office, il les brûle et les facture à la justice. Il attache la truie par les pattes arrière, la hisse sur les fourches Caudines qui servent de gibet et la pend, tête en bas. Il entaille la cuisse de l’animal comme l’animal avait endommagé celle de l’enfant. La truie meurt. On simule l’étranglement sur son corps mort, on attelle sa dépouille sur une claie qu’un cheval traîne à nouveau en ville : il s’agit d’édifier le passant et lui faire savoir ce qui l’attend s’il contrevient à la justice chrétienne de son pays. Le corps est ensuite dépecé, démembré, jeté au feu d’un bûcher. Les cendres sont dispersées.

 

 La coche est morte ; le paysan est puni : il ne pourra ni saler sa viande pour nourrir sa famille, ni la vendre au marché pour se payer un peu, ni lui faire faire des petits qui auraient assuré la vie de sa famille. Si les porcelets existent, ils mourront aussi, faute de lait maternel. Après avoir perdu un enfant, le couple voit la misère s’abattre sur son foyer. Avec ce procès, il s’agit aussi de punir le pauvre homme et sa femme de n’avoir pas fait attention à leur progéniture et de les responsabiliser – selon le mot du jour.

 

 Pour donner de l’écho à ce procès bien après sa tenue, le vicomte Regnaud Rigault (vicomte est alors un titre de justice et non de noblesse en Normandie : il s’agit d’un juge royal) a passé commande d’une fresque à un peintre pour l’église de la Sainte-Trinité. Les affres du temps ont abîmé l’œuvre naïve qui disparaît en même temps qu’une partie de l’édifice en 1417. Elle a été refaite. Puis détruite à nouveau lors de travaux effectués en 1820. Pierre-Gilles Langevin, un prêtre qui l’a vue, a raconté ce qu’elle représentait : « L’enfant dévoré et son frère sont représentés sur ce mur, proche de l’escalier du clocher, couchés côte à côte dans un berceau. Puis, vers le milieu de ce mur, sont peints la potence, la truie habillée sous la forme humaine que le bourreau pend en présence du vicomte à cheval, un plumet sur son chapeau, le poing sur le côté, regardant cette expédition. » Où l’on voit que le vicomte à plumet, le bourreau ganté et le curé tonsuré contribuent chacun à leur manière au dispositif édifiant destiné à terroriser le petit peuple.

 

 Les archives de ce procès de la truie de Falaise n’ont pas conservé trace des plaidoiries. Mais d’autres procès d’animaux montrent qu’elles constituent d’authentiques leçons de théologie qui rivalisent de sophistique chrétienne avec les cours en Sorbonne. Ainsi, en 1451, dans les environs de Berne, l’eau des étangs, des lacs et des rivières se trouve infestée par de petites sangsues. Elles sont ingérées par les enfants qui jouent dans l’eau, par les vaches qui la boivent, par les poissons qui les avalent. La calamité de ces bestioles qui contaminent tout fait songer aux dix plaies d’Égypte : les eaux chargées de sang, les grenouilles qui tombent du ciel, la poussière qui se change en moustiques, les mouches qui envahissent l’atmosphère, les troupeaux qui meurent, les humains couverts de plaies, d’abondantes chutes de grêle, une quantité de sauterelles telle que c’est la nuit en plein jour, les premiers-nés qui meurent…

 

 Pour qui croit à la vérité des textes de la Bible, ce que raconte l’Exode semble se jouer à nouveau. Dès lors, les sangsues qui pullulent ne sont pas autre chose qu’un message de Dieu – nullement une production naturelle générée par des conditions optimales de température, d’hygrométrie, le tout susceptible d’être appréhendé et compris par la raison raisonnable et raisonnante. Dès lors, il suffit aux hommes de se rendre agréables à Dieu et de cesser de le fâcher par des actes qui diront leur foi : des prières, des rogations, des invocations, des bénédictions, des communions, des contritions, des fumigations d’encens, des offrandes sonnantes et trébuchantes destinées au clergé qui ne s’interdit pas de les accepter. La sangsue s’avère rentable.

 

 Février 1452. Les bestioles qui se nourrissent de sang occasionnent la mort de troupeaux par hémorragies hémorragies internes. Aux yeux des croyants, le trépas désigne vraiment la main de Dieu. Les bourgeois inquiets pour le commerce, les conseillers du canton soucieux de l’ordre public, le grand vicaire jamais en retard d’une occasion de reprendre ses ouailles en main, se réunissent en compagnie du prévôt, l’ancêtre du gendarme. Le vicaire donne sa version, sans surprise, c’est celle de la pensée magique : les sangsues sont envoyées par Dieu qu’il faut calmer. Certes, la mobilisation de la population a eu lieu, mais elle n’a pas été soutenue avec assez de ferveur. On sollicite alors l’autorité de l’Église en la personne de l’évêque de Lausanne. Ce que ne peut pas le curé, l’évêque le pourra, Dieu ne sera pas insensible au fait qu’on mobilise l’une de ses autorités un cran au-dessus. Les curés rapportent l’information en chaire à leurs ouailles.

 

 Le jour venu, l’évêque préside le tribunal et exerce le pouvoir judiciaire en compagnie d’une suite de juges, de copistes, d’huissiers, d’exorcistes. La procédure est payante ; il y a des limites à la charité des gens d’Église. L’évêque de Lausanne reçoit dans sa ville le curé de Berne. Il fait état de sa demande. Le monseigneur décide d’envoyer deux enquêteurs, des jeunes de la ville qui prennent de haut les campagnards pendant les quatre jours où ils inspectent les lieux infestés. Ils mènent leur enquête en latin et donnent leur conclusion : il y a bien prolifération anormale de sangsues. Comme il fallait s’y attendre, le tribunal conclut qu’il s’agit d’une malédiction divine et décide… d’excommunier les sangsues ! Pour ce faire, il faut tenir tribunal.

 

 La foule n’est pas convoquée, le tribunal statue à huis clos. Le procureur établit la liste des griefs. Il fait également entendre les prévenues. Une audience contradictoire est décidée cinq jours plus tard. Trois huissiers flanqués d’assistants se rendent au bord des eaux infestées pour lire en latin une citation à comparaître. Au cas où des sangsues auraient fait la sourde oreille, des hommes frappent la surface de l’eau pour les faire remonter afin qu’elles entendent ce que les hommes leur reprochent. Le jour venu, on ne sait pour quelles raisons, les sangsues ne viennent pas. Le tribunal attend en vain. Le président prend alors la décision d’une sommation à comparaître avec contrainte par corps : si les annélides se refusent à venir au tribunal, alors le tribunal ira à eux. Le gendarme a pour mission d’en rapporter à la barre. Mises dans des bocaux, impassibles, et pour cause, les sangsues font face aux greffiers, aux juges, au procureur, à l’avocat, au prévôt, à l’évêque. Le juge fulmine alors son monitoire – autrement dit, il les exhorte.

 

 Le monitoire est en effet un avertissement solennel que le droit canon impose avant toute excommunication. Il est écrit, puis lu lors du prône pendant trois dimanches consécutifs ; on affiche le texte aux portes des églises et sur la place publique – même si la presque totalité des habitants est illettrée. On confirme ensuite l’excommunication par une cérémonie spectaculaire : les douze prêtres qui assistent l’évêque foulent au pied douze cierges, le tout accompagné d’abjurations. Le pape Alexandre III (1159-1181) est le premier pape qui introduit l’usage des monitoires. Les monitoires se fulminent…

 

 Le texte du monitoire concernant les sangsues mérite d’être cité : « J’ordonne aux bêtes présentes, et aux absentes comme si elles étaient présentes, que dans un délai de trois jours elles se retirent des eaux de Berne, qu’elles laissent en paix les autres animaux qu’elles attaquent, et qu’elles se rendent dans un lieu où elles ne pourront nuire à personne. Je dis que si elles ne le font pas, elles comparaîtront de nouveau pour présenter les raisons de leur désobéissance. À défaut de quoi, on procédera contre elles, par contumace, à des malédictions. » On remet les prévenues à l’eau ; on guette ce qui advient ; rien n’advient.

 

 Ce bref texte renseigne sur ce qu’est l’intelligence de l’époque, sur le fonctionnement de la pensée magique, sur les attendus ontologiques, les présupposés théologiques contenus dans la fulmination du monitoire, sur la logique des ecclésiastiques, celle des gens de loi, des juges et magistrats. L’évêque parle aux sangsues et croit qu’elles le comprennent ; lui et les siens imaginent imaginent qu’elles entendent le latin sans se demander où, quand et comment elles auraient pu l’apprendre ; il estime qu’elles peuvent obéir ou désobéir, donc qu’elles sont douées d’un libre arbitre ; il croit qu’elles peuvent vouloir faire le bien et que, si elles ne le font pas, elles choisissent de faire le mal ; il imagine que la menace de malédictions pourrait influencer leur comportement. Qu’y a-t-il dans la tête de tout ce beau monde qui parle latin et a fait des études à l’université ou au séminaire pour qu’un pareil simulacre puisse avoir lieu sérieusement ?

 

 Comme les sangsues n’obtempèrent pas, le tribunal procède à une nouvelle contrainte par corps. Les bocaux sont à nouveau placés au centre du dispositif théologico-juridique. Le procureur que le peuple s’est choisi, un lettré qui maîtrise la langue de Virgile, reprend sa plaidoirie : il établit les dommages, raconte le déroulé de l’histoire, insiste sur le délai accordé aux accusées et poursuit : « Et parce que Dieu est plus enclin à pardonner qu’à punir, il conviendra de conclure la cause en faveur du peuple. Qu’au nom de Dieu tout-puissant, et de la sainte Église, que les sangsues de Berne soient maudites, que la justice prononce contre elles des imprécations leur souhaitant tous les maux possibles. » Le tribunal suit le procureur et décide de la malédiction.

 

 Le curé part avec ses fidèles annoncer la sentence aux sangsues avec force processions dans les lieux infestés. Il déclame cette formule au-dessus des eaux : « Je vous exorcise, sangsues pestiférées, par le Père tout-puissant, par le Christ son fils, et par l’Esprit-Saint qui procède des deux, afin qu’à l’instant même vous vous retiriez de ces eaux et que vous vous transportiez là où vous ne pourrez plus nuire à personne, de la part de Dieu tout-puissant, de la curie céleste, et de l’Église de Dieu vous maudissant ; et que vous soyez maudites, vous affaiblissant et mourant de jour en jour jusqu’à ce qu’on ne trouve plus rien de vous en aucun lieu. Par le Christ Notre-Seigneur. Amen. » On ne sait comment les choses se sont terminées. Mais dans les années qui ont suivi, les habitants de Berne ont remis le couvert contre des rats, puis contre des hannetons, enfin contre des vers blancs.

 

 Les plaidoiries en faveur des animaux s’effectuent en regard des Écritures. Vermine ou sangsues, rats ou amblevins, mouches ou sauterelles, il s’agit de créatures de Dieu qui les a voulues comme telles pour faire et parfaire sa Création. S’attaquer à elles, c’est s’attaquer à Lui. Par ailleurs, la Genèse le prouve, toutes les bêtes ont été créées avant l’homme ; elles occupent donc le sol depuis bien plus longtemps que lui. Le droit du premier occupant justifie que la sangsue de Berne puisse jouir du lieu dans lequel elle se trouve. Si les animalcules précèdent les hommes, c’est selon la volonté divine ; vouloir qu’il en soit autrement, c’est tout bonnement s’opposer à Dieu. Le même texte justifie que les animaux trouvent librement leur nourriture dans la nature.

 

 L’avocat des plaignants répond lui aussi en sollicitant les Écritures. La Genèse dit également que Dieu a donné aux hommes le pouvoir sur les animaux et que les détruire s’ils sont nuisibles n’est pas en contradiction avec l’enseignement de Dieu. Par ailleurs, si Dieu avait créé d’abord Adam et Ève dans un monde sans rien et qu’il eût fallu créer ensuite le restant, dont les animaux, les humains n’auraient pu survivre, ce qui est la seule explication du fait que les animaux ont précédé l’homme : pour servir l’homme, il fallait qu’ils fussent là avant. Le droit du premier occupant n’en est donc pas un. Dans la meilleure des hypothèses, le tribunal invitait les animaux à occuper un territoire sans gêner les hommes. La nature qui les avait fait apparaître en masse les faisait disparaître selon l’ordre de ses raisons – climatologiques, hydrologiques, géologiques. Là où la nature avait produit l’épidémie, les gens d’Église voyaient un geste de Dieu ; quand la nature régulait les choses, et la faisait disparaître, ils y voyaient encore et toujours un geste de Dieu ; quand, entre deux, il n’y avait rien de mieux ni rien de pire et que les choses stagnaient, ils voyaient également un geste de Dieu.

 

 La lecture de la Bible justifiait ces procès, ces jugements, ces situations ubuesques dans lesquelles un juge et son tribunal décident d’habiller une truie homicide avec des habits humains avant de la faire pendre ou bien interrogent une sangsue en latin et attendent qu’elle réponde à l’assemblée. N’est-il pas en effet écrit dans l’Ancien Testament : « Le bœuf qui a tué un homme ou une femme devra être lapidé et ses chairs ne seront pas mangées ; son propriétaire, en revanche, sera quitte » (Exode 21, 28) ?

 

 Dans le procès de la truie de Falaise, cette prescription biblique est strictement respectée : l’animal a tué un humain, il a été tué, on a brûlé le corps et dispersé ses cendres, le propriétaire n’a pas été inquiété. Le strict respect du texte fait la loi catholique, la raison dût-elle en faire les frais. Habillée avec une veste et un pantalon, des hauts-de-chausses et des gants aux pattes, portant un masque à figure humaine, la femelle du cochon ainsi grimée disait aussi aux paysans sous le gibet qu’il fallait tuer la bête qui restait en l’homme. Le christianisme était là pour leur enseigner cette ascèse. La fresque dans l’église de la Sainte-Trinité à Falaise le rappelait à ceux qui ne savaient ni lire ni écrire et qui n’avaient pas été contemporains de l’événement. On disait qu’à la Pierre Tourneuse, non loin du bourg de Falaise, treize fantômes de la truie et de ses douze gorets apparaissaient à qui s’aventurait dans les lieux. Sa Somme théologique sous le bras, saint Thomas d’Aquin n’aurait rien trouvé à redire à cette façon pour le Mal de se manifester aux yeux des pauvres gens.

Onfray, Michel. Décadence Flammarion.

Chacun connaît les pyramides égyptiennes, les temples grecs, le forum romain et convient que ces traces de civilisations mortes prouvent… que les civilisations meurent – donc qu’elles sont mortelles ! Notre civilisation judéo-chrétienne vieille de deux mille ans n’échappe pas à cette loi.

Du concept de Jésus, annoncé dans l’Ancien Testament et progressivement nourri d’images par des siècles d’art chrétien, à Ben Laden qui déclare la guerre à mort à notre Occident épuisé, c’est la fresque épique de notre civilisation que je propose ici.


On y trouve : des moines fous du désert, des empereurs chrétiens sanguinaires, des musulmans construisant leur « paradis à l’ombre des épées », de grands inquisiteurs, des sorcières chevauchant des balais, des procès d’animaux, des Indiens à plumes avec Montaigne dans les rues de Bordeaux, la résurrection de Lucrèce, un curé athée qui annonce la mort de Dieu, une révolution jacobine qui tue deux rois, des dictatures de gauche puis de droite, des camps de la mort bruns et rouges, un artiste qui vend ses excréments, un écrivain condamné à mort pour avoir écrit un roman, deux jeunes garçons qui se réclament de l’islam et égorgent un prêtre en plein office – sans parler de mille autres choses…

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