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INQUISITION

Jérémie 8:8 - 13s
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Force de loi à la force

Inquisition et gouvernement par la terreur

 

 1376, Nicolas Eymerich, dominicain, rédige son Manuel des inquisiteurs.

 

 L’Inquisition affirme que les hommes doivent croire comme il faut croire et que, s’ils ne croient pas dans les clous, autrement dit comme les conciles disent qu’il le faut, alors ils sont hérétiques. Dès lors, il faut chercher l’hérétique, le dénoncer, le poursuivre, le traquer, l’interroger, le soumettre à la question, le torturer, obtenir de lui un aveu, puis le punir. Le Manuel des inquisiteurs de Bernard Gui (1323) inaugure une longue tradition dans le genre. Celui de Nicolas Eymerich suit en 1376, puis les Instructions de Torquemada à Séville (1484), ou bien encore l’ouvrage de Sprenger et Institoris Le Marteau des sorcières, qui intègre la sorcellerie dans les hérésies (1486) et rend à Ève la monnaie de sa pièce en faisant payer à toutes les femmes le péché d’être nées femmes, donc sorcières. Il existe également un volumineux Dictionnaire des inquisiteurs qui paraît de façon anonyme à Valence en 1494. Francisco Peña ajoute ses commentaires au livre d’Eymerich en 1578. De nombreuses traductions, éditions et rééditions de ces livres se diffusent partout en Europe.

 

 XIIe, XIIIe, XIVe, XVe siècles : l’Église mène une lutte violente contre ce qui se trouve nommé par elle hérésie. Ce dispositif juridique joue un rôle majeur dans la construction de l’Europe judéo-chrétienne. Le tribunal de l’Inquisition infuse les tribunaux qui partent tous du principe que l’accusé aurait pu ne pas être ce qu’il est du fait qu’il dispose d’un libre arbitre lui permettant de faire le bon choix. Il s’agit donc d’établir par tous les moyens qu’il a fait le mauvais choix afin de faire tomber le couperet sur sa nuque. L’hérétique choisit l’erreur ; il faut le punir de ce mauvais choix.

 

 Le manuel de Nicolas Eymerich renvoie aux textes conciliaires ; il cite les Écritures saintes, l’Ancien et le Nouveau Testament ; il s’appuie sur les décrets impériaux édictés par les princes chrétiens depuis Constantin ; il renvoie aux différents écrits des papes qui se sont succédé dans l’histoire de Rome depuis mille ans ; il puise abondamment dans le stock de la littérature patristique ; il renvoie aux théologiens chrétiens et parmi eux, souvent, à saint Augustin et saint Thomas d’Aquin. Il est donc un ouvrage philosophique majeur et central pour comprendre le dispositif inquisitorial.

 

 Là où Bernard Gui se contentait de juxtaposer des interrogatoires concernant les cathares et les vaudois, les pseudo-Apôtres et les béguins, les Juifs et les sorciers, sans trop se soucier de théorie, Eymerich propose un livre doctrinal qui se veut universel : comment traquer l’hérésie dans la totalité du monde chrétien ? Il souhaite que son œuvre soit enseignée aux théologiens et aux juristes. En 1503, Rome unifie les procédures inquisitoriales avec son livre. Torquemada pille ce texte. Les autres n’y ajoutent rien de substantiel. Avec cette abondante littérature, la délation, la poursuite, la torture, l’aveu, le châtiment, la punition, la peine, la prison, le bûcher, la mort entrent par la grande porte du christianisme – religion de l’amour du prochain, faut-il le rappeler ?

 

 Qu’est-ce que l’hérésie ? Quand est-on hérétique ? Eymerich sollicite les étymologies. Il retient qu’Isidore de Séville rapproche hérétique et élire et donne sa définition : « L’hérétique, se déterminant entre une doctrine vraie et une fausse, refuse la vraie doctrine et “choisit” comme vraie une fausse doctrine et perverse. Il est donc évident que l’hérétique “élit”. » Cette définition suppose donc un choix ; elle suppose un refus en pleine connaissance de cause ; elle décrète une adhésion volontaire à l’erreur… L’hérétique choisit l’hérésie, il veut être hérétique.

 

 Eymerich précise qu’il y a hérésie quand il y a opposition à un article de foi, à une vérité décrétée par l’Église ou à un contenu enseigné dans les livres canoniques. L’inquisiteur suppose donc que tout chrétien n’ignore rien de toutes les décisions conciliaires depuis qu’il y a des conciles, qu’il connaît toutes les bulles papales depuis la promulgation de la première, qu’il a lu l’Ancien et le Nouveau Testament de la première à la dernière page et qu’il en a assimilé tous les contenus. Nul chrétien n’est censé ignorer la loi chrétienne.

 

 Or, l’inculture était à l’époque la règle, y compris dans le clergé qui était souvent illettré. En 750, saint Boniface rapporte qu’un prêtre bavarois baptisait in nomine patriae et filiae et non in nomine patris et filii, ce qui voulait dire « au nom de la patrie et de la fille » – et non « au nom du Père et du Fils »… Quel chrétien n’aurait été hérétique s’il n’avait été soumis au feu roulant des questions d’un inquisiteur lui demandant quelle relation le Père, le Fils et le Saint-Esprit entretenaient alors que la querelle de l’arianisme qui se fit sur ce sujet pendant des siècles a accouché d’une somme de textes tous plus théologiquement incompréhensibles les uns que les autres ? Sur la Trinité, l’Incarnation, la nature du Saint-Esprit, les vérités dites dans l’Ancien Testament (quel jour Dieu a-t-il créé les oiseaux ?) ou dans le Nouveau (quelles furent les paroles de Simon à Jésus ?) et sur mille autres sujets (quelles sont les sept dernières paroles du Christ ?), le chrétien devait tout savoir et, s’il ne savait pas, il était coupable d’avoir choisi et préféré le mal…

 

 L’hérétique nomme donc : l’excommunié, le lui demandant quelle relation le Père, le Fils et le Saint-Esprit entretenaient alors que la querelle de l’arianisme qui se fit sur ce sujet pendant des siècles a accouché d’une somme de textes tous plus théologiquement incompréhensibles les uns que les autres ? Sur la Trinité, l’Incarnation, la nature du Saint-Esprit, les vérités dites dans l’Ancien Testament (quel jour Dieu a-t-il créé les oiseaux ?) ou dans le Nouveau (quelles furent les paroles de Simon à Jésus ?) et sur mille autres sujets (quelles sont les sept dernières paroles du Christ ?), le chrétien devait tout savoir et, s’il ne savait pas, il était coupable d’avoir choisi et préféré le mal… L’hérétique nomme donc : l’excommunié, le simoniaque (qui a fait commerce de choses sacrées), tout opposant à l’Église, celui qui commet des erreurs dans l’explication d’un verset de l’Écriture sainte, le créateur ou l’adhérent d’une nouvelle secte, la personne qui refuse la doctrine concernant les sacrements, quiconque s’oppose au pouvoir de Rome et « quiconque doute de la foi » ! Se trouvent également embarqués dans cette aventure : les voyants, les sorciers, les devins, les adeptes de « l’exécrable secte judaïque » (I, 17), les « Sarrasins », les blasphémateurs, les schismatiques, les apostats, les relaps, ceux qui hébergent, reçoivent, défendent, protègent les hérétiques.

 

 D’un point de vue doctrinal, Eymerich ajoute même les infidèles. Autrement dit, quiconque n’est pas croyant relève aussi de la juridiction des chrétiens ! « Nous croyons que le pape, vicaire de Jésus-Christ, n’a pas de pouvoir seulement sur les chrétiens, mais aussi sur tous les infidèles. » Dès lors : « Le pape étend son pouvoir sur tous les hommes. » Sur les chrétiens, bien sûr, mais aussi sur les Juifs et les musulmans, mais également sur tout autre homme quelle que soit sa religion. L’universalisme chrétien justifie et légitime les pleins pouvoirs de la papauté sur le moindre humain de la planète. « Que l’on ne vienne pas nous dire que nous n’avons pas à juger de ce qui nous est étranger, ou que nous ne pouvons pas forcer les infidèles à croire, ni par le procès ni par les excommunications, car Dieu seul appelle par sa seule grâce. » Où l’on comprend que bientôt, les habitants du Nouveau Monde feront les frais de ce point de doctrine.

 

 En passant, Eymerich donne une impressionnante liste des sectes hérétiques – où l’on voit que, pour exister comme un corpus unique, le christianisme a besoin de détruire toute forme adventice issue de son tronc : les carpocratiens qui réduisent le Christ à son humanité issue d’un homme et d’une femme ; les nicolaïtes qui échangent leurs femmes ; les nazaréens, des Juifs qui croient au Christ ; les nyctages qui condamnent les prières nocturnes ; les ophites qui vouent un culte au serpent ; les valentiniens pour qui le Christ est resté dans le corps de la Vierge comme dans un tube ; les adamiens qui sont nudistes ; les cataphrygiens qui ne reconnaissaient que l’Évangile selon Jean ; les séthiens qui vouent un culte au fils d’Adam, le seul Christ ; les artotyrites qui offrent du pain et du fromage au ciel ; les aquaires qui consacrent l’eau seulement ; les marcioniens pour qui Jésus n’est pas le Messie attendu par les Juifs ; les noétiens qui se réclament d’un homme se disant le second Moïse ; les ébionites compagnons de route de Mahomet ; les sévériens qui refusent le vin, l’Ancien Testament et la résurrection du Christ ; les tatiens végétariens ; les alogues qui nient que le Christ soit le Verbe ; les cathares qui ne croient pas que la repentance absolve du péché ; les manichéens qui refusent les leçons vétérotestamentaires ; les hermogéniens qui rejettent la Trinité ; les hiérachites, célibataires qui excluent les enfants du royaume des cieux ; les novatiens qui rebaptisent les baptisés ; les photiniens qui croient que Jésus est le fils réel de Marie et Joseph ; les antidicomarites qui affirment la même chose ; les patriciens qui certifient que le diable a créé la substance de la chair humaine ; les colluthiens qui exonèrent Dieu de la création du mal ; les floriens qui, à l’inverse, l’en rendent responsable ; les circoncellions ou scototopiques qui se donnent la mort par amour du martyre ; les priscillianistes qui mélangent gnosticisme et manichéisme ; les jovianistes pour lesquels il n’y avait aucune différence entre une femme mariée et une vierge, un noceur et un abstinent ; les tessaresdécatites qui célébraient Pâques à la quatorzième Lune ; les pélagiens, déjà rencontrés, qui estimaient le libre arbitre plus puissant que la grâce ; les acéphales qui étaient sans chef mais combattaient les résolutions du concile de Chalcédoine contre le monophysisme en vertu de quoi la nature divine du Fils a absorbé sa nature humaine.

 

 Eymerich ajoute d’autres hérésiarques : ceux pour qui Dieu est triforme ; ceux qui croient que la nature divine du Christ a subi la Passion ; ceux qui affirment que le Christ a été engendré par le Père au début des temps ; ceux qui nient que le Christ est descendu aux Enfers pour libérer les justes ; ceux qui affirment que l’âme n’est pas à l’image de Dieu ; ceux qui pensent que les âmes se transforment en diable ou en animaux ; ceux qui affirment que le monde est immuable ; ceux qui croient à la pluralité des mondes ; ceux qui croient à son éternité ; ceux qui marchent nu-pieds ; ceux qui mangent seuls ; etc.

 

 Les Juifs sont présentés comme des hérétiques, bien sûr. L’inquisiteur écrit : « L’Église doit intervenir pour condamner là où, justement, les rois et les princes ont le front de protéger les Juifs. » Francisco Peña qui commente le texte d’Eymerich au XIVe siècle ajoute : « C’est en 1230 que Grégoire IX, ayant appris que le Talmud était plein d’affirmations impies et blasphématoires à l’égard de la religion chrétienne, fit brûler ce livre. La sentence pontificale fut exécutée par la chancellerie de l’université de Paris. Innocent IV, qui succéda à Grégoire IX, confirma cette sentence et l’étendit à tous les livres au style et au contenu semblables à ceux du Talmud. Le livre figure par ailleurs dans l’index des livres prohibés » (XVI). Les chrétiens passés au judaïsme qui refusent d’abjurer ? « Ils seront poursuivis en tant qu’hérétiques impénitents par les évêques et par les inquisiteurs, qui les livreront au bras séculier pour être brûlés » (I, 17).

 

 L’hérétique est donc celui dont l’Église, via celui qui parle en son nom, donc celui qu’elle nomme et protège, a décidé qu’il l’était. L’Inquisition fonctionne comme la police politique de l’État chrétien. Eymerich envisage les choses dans toutes leurs configurations : si le pouvoir temporel consent au pouvoir temporel du pouvoir spirituel, alors tout se passera bien. Dans la meilleure des hypothèses, le décorum accompagne ce compagnonnage dans une cérémonie. L’inquisiteur, nommé par le pape ou son légat, présente ses lettres de créance à la puissance politique. Il la sollicite pour obtenir son aide : « L’inquisiteur supplie et exhorte le prince à le considérer comme son serviteur, à lui prêter – le cas échéant – son conseil, son aide, son secours » (II, A, 1).

 

 En réalité, cette cérémonie est une palinodie : l’inquisiteur qui fait semblant de solliciter avec humilité sait que l’impétrant n’a pas le choix et qu’en cas de refus l’Inquisition le poursuivra de sa vindicte. Eymerich précise en effet : « L’inquisiteur rappelle au prince ou au seigneur que, en vertu de certaines dispositions canoniques, il est tenu de faire de la sorte, s’il tient à être considéré comme un fidèle et à éviter les nombreuses sanctions juridiques prévues dans les textes pontificaux. » L’inquisiteur sollicite en suppliant mais refuse qu’on n’accède pas à sa demande et menace en cas de refus. Le glaive chrétien accompagne le glaive temporel, mais s’il le faut, le premier croisera le fer contre le second. Cette police politique entend faire la police à la police d’État. Et elle le fera pendant plusieurs siècles.

 

 L’inquisiteur demande des sauf-conduits qui lui permettent d’agir sous couvert d’une réquisition conjointe de l’État et de l’Église. Dans son Manuel des inquisiteurs, Eymerich fournit ce que l’on nommerait aujourd’hui des éléments de langage consignés dans des lettres types. Il suffit aux inquisiteurs de les recopier et de les envoyer aux princes. L’inquisiteur sait donc qu’il n’a de comptes à rendre à personne d’autre qu’au pape. Mais il va tout de même, pour la forme, visiter l’évêque du lieu dans lequel il prévoit de mener une enquête inquisitoriale. Une lettre est envoyée à celui qu’on suspecte d’hérésie afin qu’il se rende au couvent des dominicains le plus proche. C’est également également un formulaire recopié.

 

 Si les autorités, fictivement suppliées, refusent de collaborer, elles sont alors persécutées elles aussi. En cas d’acceptation, les choses sont simples. La mise en scène montre théâtralement la soumission du pouvoir temporel du temporel au pouvoir temporel du spirituel. Les officiels jurent publiquement dans une église, ou un autre lieu, leur soumission à la police de l’Inquisition : « Ils proclameront leur serment à genoux, devant le livre des Quatre Évangiles qu’ils toucheront de leur main. » Ils liront une autre formule type écrite pour eux en regard de laquelle ils s’engagent à accuser, dénoncer, poursuivre, arrêter, faire arrêter et ne jamais avoir aucun type de commerce avec lesdits hérétiques. Le roi, le prince, l’empereur, le souverain, le monarque se mettent donc à genoux devant l’inquisiteur.

 

 Ceux qui demandent un délai de réflexion filent un mauvais coton. On les requiert vivement – « Nous vous ordonnons de vous présenter » ; on les menace de peines – excommunications et peines plus graves encore ; on les absout s’ils consentent à se soumettre. Dans le cas contraire, on redouble d’insistance et de menaces : on proclame les excommunications dans les églises ; on jette sur leur sol des chandelles allumées en signe de deuil ; on fait sonner les cloches plusieurs fois par jour. En cas de refus de ralliement : on étend l’excommunication aux proches, la famille et les amis.

 

 Si le refus persiste : on punit collectivement plus largement encore et l’on accable la population d’une ville ou d’une région en la privant de sacrements – plus de baptêmes, plus de mariages, plus d’enterrements. Si malgré tout cet arsenal répressif les tenants du pouvoir temporel ne s’agenouillent pas, ils sont alors traités comme des hérétiques eux-mêmes. Francisco Peña ajoute dans son commentaire qu’on punira aussi les récalcitrants en leur interdisant : la médecine et les professions juridiques, à eux ainsi qu’à leurs enfants et petits-enfants ; les vêtements précieux et de prix ; les bijoux, le port de l’or et de l’argent, celui de la soie, mais aussi celui de souliers incisés ou peints ! On les expulsera de la cité ; on les confinera en exil dans une autre ville.

 

 L’inquisiteur s’entoure d’un « commissaire inquisitorial » qui doit avoir passé quarante ans. « Ce sera un homme prévoyant, sage, exemplaire dans son savoir et dans ses mœurs, plein de zèle pour la sainte foi. » La prévoyance, la sagesse, l’exemplarité, le savoir, les mœurs seront moins exigés que le zèle qui, lui, ne fera jamais défaut ; il s’avérera d’ailleurs la qualité nécessaire et suffisante à l’exercice de cette nouvelle profession destinée à asseoir l’universalité de l’amour du prochain par la foi.

 

 Le type se trouve ainsi créé ; il est appelé à régulièrement réapparaître dans l’histoire. Cet homme reçoit en effet les « délations, informations et accusations de qui que ce soit, contre qui que ce soit ». Ensuite, il cite à comparaître, il convoque les témoins et les « délinquants », il arrête les prévenus, il reçoit les témoignages et les aveux, il les examine, il appelle à témoigner. L’inquisiteur lui ouvre également un nouveau champ des possibles : « Torturer – avec Monsieur l’évêque [sic] – pour obtenir des aveux. » Il incarcère. On se demande ce que Jésus aurait pensé de tout ce déploiement de zèle évangélique en sa faveur.

 

 L’inquisiteur convoque le clergé et les croyants à un grand sermon donné dans l’église. Une fois encore, Eymerich fournit la lettre type… Quarante jours d’indulgence sont accordés à ceux qui viennent écouter l’inquisiteur. Rappelons que l’indulgence accélère le salut que permettent en temps normal des actes de foi et des pratiques adéquates. Le pécheur a été pardonné grâce à la confession, mais sa faute demeure ; elle exige donc un rachat : l’indulgence abolit partiellement ou totalement la nécessité de ce rachat. On le sait, le commerce des indulgences jouera un rôle majeur dans l’avènement de la religion réformée. Se rendre au sermon de l’inquisiteur, c’était donc effacer quarante jours de pénitence.

 

 À la fin de son sermon, l’inquisiteur invite à la délation de tous par tous et demande à son notaire de lire l’autre lettre type qui invite à la chose : « Si quelqu’un sait qu’un tel a dit ou fait quelque chose contre la foi, qu’un tel fait sienne telle ou telle erreur, il est tenu de le révéler à l’inquisiteur. » En guise de nouveau cadeau, ce dernier annonce qu’il décrète trois années d’indulgence pour qui collabore à son entreprise par la dénonciation des hérétiques. Pour preuve il précise : « C’est ainsi que le notaire qui vient de vous lire les sommations vient de gagner trois ans d’indulgence. Tous ceux qui me dénonceront un hérétique ou un suspect en gagneront autant. »

 

 Puisque nous sommes dans la série des cadeaux, l’inquisiteur accorde également un mois de grâce spéciale à ceux qui se dénonceront eux-mêmes comme hérétiques. Une plus grande miséricorde leur sera accordée s’ils viennent de leur propre fait avouer leurs fautes, les regretter et demander pardon. Le dispositif inquisitorial est donc simple : dénoncer ou se dénoncer, avouer, regretter, demander pardon, être jugé par l’inquisiteur qui décide de la suite à donner à l’affaire par une peine appropriée.

 

 L’Inquisition qui veut faire triompher la foi met en scène nombre de passions tristes : la dénonciation ne va pas sans jalousie, sans méchanceté, sans malveillance, sans haine… Nous sommes loin de l’amour du prochain, du pardon des péchés, de la bienveillance fraternelle, de la communauté des hommes de bonne volonté réunis dans la foi en la parole des Évangiles ! Le procès a besoin d’accusation ou de dénonciation. On donne même à la rumeur un rôle majeur, déterminant, parfois décisif : « Le bruit court dans telle ville ou dans telle région qu’un tel a dit ou fait telle chose contre la foi ou en faveur des hérétiques » – voilà qui suffit à mettre en branle la lourde machine de l’Inquisition. Et ce bruit peut conduire un homme au bûcher parce qu’il croit que, peut-être, le Père, le Fils et le Saint-Esprit ne sont pas trois instances en une même personne, même s’il est bon, doux, amical, tendre et généreux avec son prochain. Aux yeux de l’inquisiteur, mieux vaut un méchant homme qui croit aux dogmes qu’un homme bon ignorant leur détail. Le catholicisme a cessé d’être une morale contre la politique romaine ; il est devenu une politique immorale à visée impériale.

 

 L’inquisiteur dit clairement : « Dans les affaires de foi, la procédure doit être sommaire, simple, sans complications et sans tumultes ni parades d’avocats et juges. On n’y est pas tenu de montrer d’acte d’accusation à l’accusé, ni d’y introduire débat. On n’y admet pas d’appel dilatoire ni d’autres choses de ce genre. » Autrement dit : voici un droit qui ne s’embarrasse pas beaucoup de droit et qui veut expédier très vite les affaires sans que les avocats de la défense aient leur mot à dire. Pas besoin de motif d’accusation, inutilité des avocats, aucun intérêt à conduire des débats, vanité des procédures… Jamais le droit n’est allé aussi loin dans la codification de la suppression du droit doublée d’une codification des modalités de cette suppression. Jésus, reviens.

 

 Nicolas Eymerich donne en effet les détails de l’interrogatoire des témoins. L’interrogatoire exige la présence de cinq personnes : le juge inquisitorial, le témoin ou l’accusé, le notaire et deux témoins inquisitoriaux qui sont des clercs. Eymerich accumule les questions et l’apprenti inquisiteur n’aurait qu’à suivre chaque ligne du manuel pour effectuer sa tâche : il doit prêter serment et dire s’il connaît l’accusé, depuis quand, dans quels termes, s’il est parent, si oui, à quel degré, ce qu’il sait de l’accusé, ce qu’on en dit, ce qu’est sa réputation, s’il a vu ou entendu l’accusé dire ou faire ceci ou cela, comment il se comporte, avec modération ou ironie, de façon péremptoire ou détournée. Quant à lui, il dira s’il n’est animé ni par la haine, ni par la vengeance, ni par le ressentiment. Il s’engage à tenir secret l’ensemble de ce qu’il aura vu. Le notaire consigne – et gagne ainsi ses indulgences.

 

 Dans son commentaire, Francisco Peña commente un propos de Nicolas Eymerich qui s’inquiète de savoir si l’accusé faisait de l’humour ou parlait sérieusement à propos d’une saillie qui pouvait apparaître hérétique. Il précise que « des propos légers sur Dieu, sur les saints, ne sauraient rester impunis ». Faire rire, « amuser la galerie » avec les choses de la religion relève de la faute à punir. Le juriste épargne ceux qui auraient professé des hérésies en rêvant et on ne tiendra pas compte des hérésies qu’aurait pu proférer un enfant, ou un vieillard retombé en enfance. Le dormeur, l’enfant et le vieillard peuvent dormir, jouer et délirer en paix.

 

 L’accusé prête serment sur le livre des Quatre Évangiles sur lequel il pose la main et énonce qu’il va dire toute la vérité. L’inquisiteur lui pose des questions : lieu de naissance, lieu d’origine, identité des parents, identité des éducateurs, domiciles, voyages, déplacements. Il s’agit de conduire l’accusé à l’aveu : « Selon les réponses, l’inquisiteur orientera ses propres questions pour avoir l’air d’en venir tout naturellement à la question. On lui demande si dans tel ou tel lieu il n’a pas entendu parler de telle question (celle dont, sans qu’il le sache, il est accusé). » Les italiques du sans qu’il le sache sont dans le texte, c’est dire que l’accusé ne sait même pas pour quelle raison il comparaît, tout juste dénoncé par une connaissance dont il ignore le nom.

 

 Enfermé, l’accusé est interrogé à nouveau, précisément sur ce qu’il nie : « L’inquisiteur insistera jusqu’à ce que l’accusé en vienne à sortir quelque chose d’autre : dans ce cas, les renseignements obtenus seront recueillis par le notaire et les témoins inquisitoriaux, et ils rejoindront, dans l’acte, les dénégations ou les aveux précédents. » La torture fait partie de l’arsenal justifiable pour obtenir l’aveu. Une seule condition est exigée : la présence de l’évêque sans lequel on ne peut soumettre un homme à la question. Mais l’évêque peut déléguer…

 

 Nicolas Eymerich affirme que : « La ruse est la meilleure arme de l’inquisiteur » (164). On s’étonne, enfin pas trop, que la ruse devienne un argument en faveur de la foi catholique alors que les Évangiles ne lui laissent pas la bonne place. C’est en effet « par ruse » (Matthieu 26, 4 ; Marc 14, 1) que les Grands Prêtres et les anciens se concertent en vue d’obtenir l’arrestation de Jésus, arrestation qui le conduit à la mort. La ruse renvoie à la séduction qui reste attachée au serpent, l’autre nom de Satan, du diable… Rappelons-le pour les têtes de linotte : « Le serpent était le plus rusé de toutes les bêtes des champs que Yahvé Dieu avait faites » (Genèse 3, 1). Ruse, séduction, égarement, tromperie, leurre, fourberie, mensonge, hypocrisie, imposture – avec l’onction catholique, les vices païens deviennent des vertus chrétiennes.

 

 Les hérétiques (disons plutôt : les suspects d’hérésie…) recourent donc à la ruse. L’inquisiteur classifie et analyse « dix astuces des hérétiques pour répondre sans avouer ». L’abondance d’exemples en illustration des thèses montre que le manuel procède de l’expérience, qu’il est une théorie empirique constituée par l’observation de nombreux procès. L’équivoque, la réponse à côté, la réponse par addition d’une condition, la surprise feinte, le pinaillage sur les mots, le détournement de leur sens, l’autojustification, le malaise feint (« les femmes disent qu’elles ont leurs règles »), la folie ou la stupidité simulées, la dissimulation sous des airs de sainteté, tout est bon pour éviter l’aveu que veut absolument l’Inquisition.

 

 Francisco Peña commente le passage où il est question de la folie simulée. Comment savoir si elle l’est ou non ? Simple : « Pour en avoir le cœur net, on torturera le fou, vrai ou faux. S’il n’est pas fou, il continuera difficilement sa comédie sous la douleur. S’il y a des doutes et que l’on ne puisse croire qu’il s’agit bien d’un vrai fou, qu’on le torture quand même, car il n’y a pas lieu de craindre que l’accusé meure sous la torture (cum nullum hic mortis periculum timeatur) » – en français : alors qu’aucun danger de mort n’est craint ici. Le bon tortionnaire épargnant la vie que le bourreau prendra.

 

 sauver l’âme de l’accusé, mais de procurer le bien public et de terroriser [sic] le peuple. Or le bien public doit être placé bien plus haut que toute considération charitable pour le bien d’un individu » (id.). La raison d’État catholique trouve ici sa définition. La raison d’État mais aussi la mécanique terroriste au service de l’État. Le Tribunal révolutionnaire et le gouvernement révolutionnaire de 1793 disposeront d’une forme politique mise au point dès cette époque. Et si le fou est vraiment fou ? « On le gardera en prison en attendant qu’il retrouve la raison : on ne peut pas livrer à la mort un fou, mais on ne peut pas davantage laisser le fou impuni. Quant aux biens du fou, ils seront donnés à un procureur ou aux héritiers. »

 

 Après l’usage de la délation comme venin social puis l’invention de la raison d’État et du gouvernement par la terreur, l’Inquisition conçoit également le traitement politique de la folie. Croire que l’incarcération du fou suffit à guérir de cette pathologie c’est, entre les médecines de la folie si souvent extravagantes à cette époque et la compassion de quelques saintes personnes animées par un christianisme véritable, vouloir faire du fou un hérétique qui ne saurait pas qu’il l’est lui-même, mais qui serait tout de même coupable de l’être. Variation sur le thème de la transmission du péché originel !

 

 Les hérétiques recourent à la ruse pour ne pas répondre, de même avec l’inquisiteur qui souhaitel’aveu à tout prix. Nicolas Eymerich établit donc une nouvelle liste, celle des astuces qu’il doit utiliser pour contrecarrer celles des accusés. Il lui faut : démonter les équivoques dans les discours ; parler avec calme et douceur ; laisser croire qu’il sait déjà tout ; promettre qu’il va accorder le retour de l’inculpé chez lui ; lire les dépositions des témoins sans citer leurs noms ; feuilleter le dossier et laisser croire qu’il sait déjà tout ; rétorquer à un propos qu’il est faux en tenant un papier entre ses mains « et il lira dans son papier, en changeant ce que bon lui semblera » ; éviter d’en dire trop pour montrer qu’il sait peu ou pas ; feindre d’avoir à partir longtemps et souhaiter expédier le dossier pour ne pas laisser le pauvre homme longtemps dans le cul-de-basse-fosse ; multiplier les interrogatoires, varier les questions ; « le soumettre à la question et lui arracher ainsi les aveux par la torture » ; le mettre en présence de délateurs dans sa cellule ; promettre la grâce en sachant que « tout ce qui est fait pour la conversion des hérétiques est grâce » et que, donc, la torture entre dans la catégorie des grâces de ce type ; faire entrer dans sa cellule un faux converti qui extorquera ses confidences pendant que, dans les ténèbres, le notaire guettera le moment des aveux pour les noter… Eymerich précise que toutes ces ruses sont mises en œuvre « en tenant toujours pour coupable l’accusé ». Autrement dit : le prévenu est d’abord décrété coupable sans qu’on ait besoin d’en faire la preuve. La présomption d’innocence n’est pas très catholique. Toutes les techniques de l’interrogatoire sont là, non pas pour obtenir la vérité, mais pour arracher un aveu. Le péché originel ne fait-il pas déjà un coupable de tout homme qui n’a rien fait ?

 

 Dans son commentaire, Francisco Peña justifie le mensonge pour la bonne cause : « Le mensonge que l’on fait judiciairement et au bénéfice du droit, du bien commun et de la raison, celui-là est parfaitement louable. À plus forte raison, celui que l’on fait pour détecter les hérésies, déraciner les vices et convertir les pécheurs. » Délation, accusation, imputation, suspicion, soupçon, mensonge, ruse, tromperie, séduction, dissimulation, hypocrisie, rouerie, fourberie, fausseté, duplicité : le catholicisme a transformé les vices jadis dénoncés par le Christ en vertus désormais pratiquées par la papauté et son clergé armé. Torturer, c’est aimer ; maltraiter, c’est sauver ; blesser, c’est guérir ; emprisonner, c’est libérer ; salir, c’est lustrer ; humilier, c’est élever ; mentir, c’est dire vrai – dans cette période de l’histoire, le droit chrétien permet d’étranges transsubstantiations.

 

 Le procès doit être rapide : l’idéal serait qu’une dénonciation conduise tout de suite à une punition… La délation d’un voisin le matin, le bûcher le lendemain. Le climat de terreur explicitement voulu par Eymerich est à ce prix. On gouverne mieux chrétiennement en semant autour de soi la peur, la crainte, la frayeur, l’inquiétude, l’appréhension. Chacun est l’ennemi potentiel de chacun. Tous vivent sous le regard d’autrui. Un silence ici peut se trouver transformé là en procès éclair conduit par la main du diable qu’est l’inquisiteur. La procédure vise à faire tomber la sentence comme la foudre – vite.

 

 On ne peut interdire l’avocat, les ficelles paraîtraient trop grosses ; mais l’inquisiteur le choisira « très croyant » – non pas croyant, mais très croyant… On voit mal comment ce très croyant pourrait aller contre les réquisitions de l’inquisiteur qui agit mandaté par le pape, secondé par l’évêque entouré d’ecclésiastiques ! Prendre le risque de défendre un supposé hérétique que sa comparution transforme en hérétique réel (qui peut ne pas le savoir mais qui doit tout de même l’avouer…), voilà qui montrerait un héroïsme hors norme ! Dans son commentaire, Francisco Peña ajoute qu’il faut que cet avocat « soit d’un bon lignage, de très vieille souche chrétienne ». Disons : juge et partie…

 

 Le même Peña va plus loin et avoue « l’inutilité absolue d’une défense ». Il ajoute que « le rôle de l’avocat est de presser l’accusé d’avouer et de se repentir, et de solliciter une pénitence pour le crime qu’il a commis ». Un avocat à charge, c’est un procureur ! Le juriste ajoute que l’accusé pourra communiquer avec cet avocat, bien sûr, mais toujours en présence de l’inquisiteur. Dans le cas d’un mineur conduit au tribunal inquisitorial, un curateur sera nommé et parlera pour lui – ainsi, les choses ne manqueront pas d’aller vite…

 

 Les témoins seront à charge, bien sûr. Et l’on n’en refusera aucun, même si un trop grand nombre est à craindre pour cause d’allongement de la procédure. Tous peuvent être témoins, « même les infâmes, les criminels de droit commun et leurs complices, les parjures, les excommuniés, tous les coupables de n’importe quel délit ». Bonne fille, l’Église n’est pas regardante quand il s’agit d’envoyer ad patres quelqu’un qui aura regardé l’hostie avec distraction au moment de l’élévation. Dans cet ordre d’idée, évidemment, la récusation des témoins est interdite.

 

 Nicolas Eymerich théorise ensuite les fourberies qui lui permettront d’obtenir les aveux. Sans complexe, il écrit : « On établira pour l’accusé une copie de l’acte d’accusation complètement manipulée [sic], de sorte qu’elle attribue au premier délateur les délations du sixième, à l’avant-dernier celles du troisième, etc. Ainsi l’accusé ne saura pas qui dépose comme ceci, qui l’accuse de cela. » L’accusation sera donc anonyme. « Dans la copie soumise à l’accusé, on mélangera aux noms des vrais délateurs des noms, choisis au hasard, de personnes qui n’ont jamais témoigné contre lui. » L’acte d’accusation sera donc falsifié.

 

 Les sentences prononcées par le tribunal sont codifiées : elles vont de l’absolution à la condamnation en passant par des subtilités juridiques – « seulement diffamé », « soumis aux questions et aux tortures », « faiblement suspect », « fortement suspect », « gravement suspect », etc. Dans le cas de l’absolution, l’inquisiteur veillera à ne pas laisser croire à l’accusé qu’il a gagné : « L’inquisiteur prendra garde de ne pas déclarer dans sa sentence absolutoire que le dénoncé est innocent ou exempt, mais bien de préciser que rien n’a été légitimement prouvé contre lui. » Autrement dit : dénoncé un jour, coupable toujours, mais l’absence de preuve ne prouve pas l’absence de faute. Seul l’aveu de la faute fait la faute ; mais l’absence d’aveu n’induit pas pour autant l’absence de la faute. Le péché originel n’est pas soluble dans le procès.

 

 Absous à cause d’un défaut d’aveu, le suspect d’hérésie s’en sort parce qu’on n’a rien pu prouver contre lui : mais l’absence de preuve ne fait pas l’innocent – il n’y a pas d’innocence dans le judéo-christianisme. Celui qui échappe aux griffes de l’Inquisition emporte avec lui une lettre type dans laquelle il est écrit : « Considérant qu’il résulte du procès que nous t’avons fait, à toi, un tel, […] qui nous a été dénoncé d’hérésie, et particulièrement […], que nous n’avons pas obtenu tes aveux, et que nous n’avons pu te convaincre du délit dont tu es accusé, ni d’autres, mais qu’il apparaît que véritablement tu es “diffamé” d’hérésie auprès des bons comme des méchants en telle ville, de tel diocèse », etc.

 

 La formule « nous n’avons pu te convaincre du délit dont tu es accusé » est un chef-d’œuvre de sophisterie ! L’innocent aurait dû convenir qu’il était coupable puisqu’un délateur anonyme l’a dit ; le procès était fait pour convaincre l’innocent qu’il n’y avait pas d’innocence et qu’il était coupable. Les preuves manquent-elles ? Ça ne vaut pas certificat d’innocence mais témoigne en faveur de la rouerie du coupable habile à masquer – ce qui constitue une culpabilité avérée. Pile : coupable par aveu. Face : coupable par manque d’aveu. Dans tous les cas, le tribunal gagne. La terreur peut ainsi faire la loi. Le bouche-à-oreille suffit pour imposer l’épouvante.

 

 Le christianisme n’invente pas la torture, bien sûr. Mais il ne l’abolit pas. Au contraire : il en fait une technique de propagande au service de l’amour du prochain. Elle sert en cas d’absence d’aveu. Son usage est codifié : elle doit être pratiquée sur le corps d’un supplicié nu en présence de l’évêque – à défaut, c’est un cas de récusation de l’inquisiteur et d’appel au pape. Aucun inquisiteur ne prendra le risque d’agir sans l’évêque – qui peut se faire représenter… Ne pas avouer sous la torture, c’est être innocent ; mais avouer n’est pas forcément signe qu’on est coupable. Il faut réitérer l’aveu hors torture pour qu’il soit valide. Si l’accusé confirme, il y a aveu d’hérésie ; s’il se rétracte rétracte et infirme, on reprend la torture.

 

 Argutie scolastique, Eymerich distingue « recommencer » la torture et « continuer » la torture : recommencer est interdit, mais continuer est autorisé… Recommencer suppose l’existence de nouveaux indices ; continuer n’est jamais que la suite du même procès. Et continuer jusqu’à trois reprises, le texte l’autorise, n’est pas recommencer trois fois à torturer – c’est torturer une seule fois. L’inquisiteur finasse et distingue « torturer modérément et sans effusion de sang », « torturer décemment » (ce qui définit quinze jours de torture…), « torturer de manière traditionnelle, sans chercher de nouveaux supplices ni en inventer de plus raffinés : plus faibles ou plus forts selon la gravité du crime », « faiblement et mollement torturer ».

 

 Francisco Peña en rajoute, comme souvent. Nicolas Eymerich n’a pas abordé le cas des enfants, des vieillards et des femmes enceintes : les deux premiers, « on peut les torturer, avec, toutefois, une certaine modération ; ils seront frappés à coups de bâton, ou fouettés » ; pour la femme, on attend qu’elle ait accouché, on la torture ensuite. Les enfants pourront subir les supplices dès dix ans et demi pour les garçons et, un an plus tôt (!) pour les filles, neuf ans et demi. L’inquisiteur prendra soin de ne pas trop abîmer l’accusé et de ne pas le tuer ; il faut éviter de causer des dommages irréversibles et des infirmités.

 

 Sans rire, Peña écrit : « Mais que tout cela soit fait sans cruauté ! Nous ne sommes pas des bourreaux. » L’Inquisition invente donc la torture sans cruauté – formidable oxymore, nouvelle transsubstantiation juridique. Pouvoirs magiques du droit chrétien !

 

 L’État chrétien, totalitaire (selon le mot même de l’historien chrétien, Henri-Irénée Marrou) est également terroriste. Francisco Peña loue le spectacle de l’effigie brûlée en public pour son effet pédagogique : « Pratique très louable, dont l’effet terrifique sur le peuple est évident. » L’Inquisition ne souhaite que cela : la spectacularisation des procès afin d’obtenir la terreur des citoyens, et ce dans le but que le pouvoir chrétien puisse agir selon son bon vouloir, sans rébellion aucune, sans opposition.

 

 Il s’agit donc d’obtenir le fameux effet terrifique sur une population qui ne sait ni lire ni écrire, ni penser donc, mais qu’on envoie tout de même au tribunal comme si, sous les questions du docteur en théologie qu’est toujours l’inquisiteur, elle devait pouvoir effectuer le bon choix entre les homoousiens pour qui le Père et le Fils sont d’une même nature, les homoiousiens pour qui leurs substances seules sont semblables, les homéens pour qui le Fils ressemble au Père et les anoméens pour qui Père et Fils sont dissemblables. Qui savait à l’époque, et qui sait encore aujourd’hui, que la doctrine officielle de l’Église a opté pour la première formule – après quatre siècles d’interminables débats ?

 

 Pour obtenir l’effet terrifique, l’Inquisition spectacularise son théâtre : les abjurations s’effectuent au beau milieu de l’église, avec un accusé placé en haut d’un échafaud construit au milieu de l’édifice ; les condamnés portent un « sac béni », autrement dit un vêtement avec croix devant et derrière, porté plus ou moins longtemps, exhibé à l’entrée de l’église ; les humiliations sont publiques, les malheureux sont livrés à la vindicte de la populace sachant que sa haine lui ouvre la voie des indulgences ; les condamnés marchent pieds nus dans la rue, torse nu, et se font fouetter de verges, les ecclésiastiques ne ménagent pas leurs coups ; les uns sont emmurés vivants et passent leur vie entière dans une cellule privée de lumière ; les autres croupissent dans les mêmes lieux, une « prison terrible », écrit Peña, mais chargés de chaînes ; l’inquisiteur fait venir les enfants du condamné, « surtout s’ils sont petits », pour éprouver le prisonnier ; le contumax est brûlé en effigie ; la torture est infligée : bâton qui tuméfie, cordes qui entravent, chevalet qui immobilise le corps sous les coups, estrapade qui disloque les membres, charbons ardents qui brûlent au dernier degré, supplice de l’eau qui étouffe et suffoque, brodequins qui broient le pied, cage de fer, cercueils garnis de pointes, masques de bêtes ; l’hérétique est conduit au bûcher, son supplice est donné comme un spectacle sur la place publique avec un grand renfort de décorum.

 

 Eymerich et Peña prennent soin de distinguer les victimes. Certes, tous sont redevables de la justice inquisitoriale, mais les ecclésiastiques et les puissants moins que d’autres. On hésite avec les princes et les rois et l’on confie le dossier au souverain pontife ; on torture mollement les curés, les prêtres, les moines, et l’on évite le pape et les légats, les évêques et les cardinaux, les inquisiteurs, bien sûr, qui, pour leurs bonnes actions en faveur de la foi, acquièrent l’indulgence plénière. Peña liste ceux avec lesquels il faut être prudent : « Les princes, les ducs, les marquis, etc., mais aussi les membres du conseil royal, les sénateurs, les riches barons, les magistrats des villes, les gouverneurs, les consuls, les podestà, etc. Que l’inquisiteur soit prudent avant d’engager des poursuites contre les personnalités de cette sorte, surtout si elles sont puissantes (car elles entraveront alors le travail du Saint-Office) et l’inquisiteur pauvre, et faible. »

 

 En revanche, justice de classe oblige, on s’en donnera à cœur joie avec les pauvres, les petits, les sans-grade, les misérables, les paysans, les artisans, les tâcherons, les journaliers, les petits commerçants, les ouvriers agricoles. Tout habité par l’amour du prochain, Francisco Peña écrit en effet : « On utilisera avec circonspection les témoignages des serfs, car ils sont généralement d’une extrême malveillance envers leurs maîtres. » On se demande bien pourquoi…

 

 La théâtralisation atteindra son effet maximal avec les procès de morts suspectés d’hérésie ! L’Inquisition ignore la paix des tombeaux, elle méconnaît l’extinction de la haine à l’entrée des cimetières. Celui qui aura enterré l’hérétique exhumera son cadavre ; on brûlera ses ossements en évitant d’y associer des bouts de squelettes de bons chrétiens ; on « procède », comme il est dit, contre la charogne ; on jette l’anathème contre elle ; on dépouille ses héritiers de ses biens ; on donne l’argent au fisc ecclésiastique ou civil ; on punit les enfants du défunt ; on rase sa maison, on nivelle le sol, on jette du sel sur la terre ; on interdit toute reconstruction ; les pierres sont propriété propriété du fisc ecclésiastique. À ce jour, l’Inquisition n’a pas été abolie ; elle a juste changé de nom. Elle se nomme désormais la congrégation pour la Doctrine de la foi. [Aujourd'hui : la sacrée congrégation du st Esprit]

Onfray, Michel. Décadence

Onfray, Michel. Décadence Flammarion.

Chacun connaît les pyramides égyptiennes, les temples grecs, le forum romain et convient que ces traces de civilisations mortes prouvent… que les civilisations meurent – donc qu’elles sont mortelles ! Notre civilisation judéo-chrétienne vieille de deux mille ans n’échappe pas à cette loi.

Du concept de Jésus, annoncé dans l’Ancien Testament et progressivement nourri d’images par des siècles d’art chrétien, à Ben Laden qui déclare la guerre à mort à notre Occident épuisé, c’est la fresque épique de notre civilisation que je propose ici.


On y trouve : des moines fous du désert, des empereurs chrétiens sanguinaires, des musulmans construisant leur « paradis à l’ombre des épées », de grands inquisiteurs, des sorcières chevauchant des balais, des procès d’animaux, des Indiens à plumes avec Montaigne dans les rues de Bordeaux, la résurrection de Lucrèce, un curé athée qui annonce la mort de Dieu, une révolution jacobine qui tue deux rois, des dictatures de gauche puis de droite, des camps de la mort bruns et rouges, un artiste qui vend ses excréments, un écrivain condamné à mort pour avoir écrit un roman, deux jeunes garçons qui se réclament de l’islam et égorgent un prêtre en plein office – sans parler de mille autres choses…

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