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Abolissons les exemptions de taxes aux églsies, mosquées, synagogues et autres lieux de culte. LAÏCITÉ
Mondiale petite guerre

Généalogie de la petite guerre
Antépénultième intermède
New York, 11 septembre 2001.
Effondrement du World Trade Center. L’Occident hyperindustriel, armé jusqu’aux dents, disposant d’armes de guerre sophistiquées à l’extrême, y compris, pour les États-Unis, d’avions furtifs, de sous-marins à propulsion nucléaire lanceurs d’engins atomiques, d’un état-major formé à l’École de guerre dans laquelle on analyse les guerres de Thucydide et de Napoléon, de Hitler et de Giap, de César et de Staline, s’est trouvé mis à mal par quatre hommes armés d’un cutter aux États-Unis et, pour la France, d’armes achetées d’occasion sur un marché parallèle. Les milliards engloutis dans la défense nationale de ces deux pays n’ont servi à rien ce jour du 11 septembre face à un cutter de 10 euros acheté dans un supermarché et d’une kalachnikov coûtant 500 euros sur le marché noir. Comment en sommes-nous arrivés là ?
Répondre à cette question suppose de renoncer au temps médiatique qui est sidération de l’instant et sidération dans l’instant. La chaîne d’information continue illustre bien ce qu’est ce temps post-temporel : un flux sur place, un écoulement immobile, une dialectique gelée dans l’ici et maintenant réitéré en boucle, à satiété. Ce qui est prend toute la place ; mais ce qui prend toute la place est vite remplacé par ce qui, à son tour, prend toute la place avant d’être lui-même remplacé par ce qui prendra sa place. Un clou chasse l’autre sans qu’on conserve trace et mémoire de quelque clou que ce soit. Ni de l’opération qui les aura chassés.
L’emprisonnement dans ce temps de l’instant interdit qu’on résolve cette question car il interdit toute résolution de toute question. Dans cette cage atemporelle, il n’y a plus ni questions ni réponses, juste des images et un commentaire qui est description de l’image sans ajout de quoi que ce soit, sûrement pas un décodage : celui qu’on nomme pourtant toujours un journaliste s’avère en fait le perroquet verbal de l’image, il dit ce que l’image montre déjà. En présence d’un incendie, il dit que les flammes ravagent le bâtiment ; en présence des pompiers, il ajoute que les soldats du feu sont sur place ; quand les secours médicaux arrivent et qu’on voit les gyrophares des ambulances, il dit que les secours sont sur place ; quand la police balise le terrain avec un ruban, il rapporte que le terrain est balisé avec du ruban. Le quidam qui passe par là ou qui regarde la scène est sollicité pour donner son avis ; il le donne : il dit qu’une explosion a eu lieu, que la police est sur place, que les secours sont arrivés et que l’espace est délimité par un ruban. Un autre passant peut aussi être requis ; il donnera lui aussi son avis : le même. Le journaliste complétera en disant qu’une cellule psychologique est déjà sur place. Sous une tente. Et l’on peut alors voir des images de cette toile de tente.
Ce temps qui a congédié et conjuré la réflexion, l’analyse, le commentaire, la mise en perspective du fait avec ses causes, ses raisons, sa généalogie, est ennemi de l’intelligence et ami de la passion, du pathos, des émotions, des sensations, des perceptions immédiates. Aucune pensée n’est possible car penser, c’est avoir besoin de temps les secours sont arrivés et que l’espace est délimité par un ruban. Un autre passant peut aussi être requis ; il donnera lui aussi son avis : le même. Le journaliste complétera en disant qu’une cellule psychologique est déjà sur place. Sous une tente. Et l’on peut alors voir des images de cette toile de tente. Ce temps qui a congédié et conjuré la réflexion, l’analyse, le commentaire, la mise en perspective du fait avec ses causes, ses raisons, sa généalogie, est ennemi de l’intelligence et ami de la passion, du pathos, des émotions, des sensations, des perceptions immédiates. Aucune pensée n’est possible car penser, c’est avoir besoin de temps pour exposer un raisonnement alors que le temps médiatique, c’est de l’argent qu’on ne peut laisser à la réflexion. La publicité qui nourrit les chaînes a besoin de plans courts, jamais plus d’une poignée de secondes, pour des sujets qui en chassent d’autres afin de retenir le téléspectateur devant son écran et le rendre captif au moment où elles lancent la publicité qu’on appelait jadis, c’était plus clair, la propagande. La pensée n’est pas en soi incompatible avec l’univers médiatique ; mais elle l’est quand ce dernier obéit aux seules lois du marché.
Le temps médiatique atemporel est réduit à la vibration d’un point. Or le temps, du moins dans sa perception occidentale judéo-chrétienne, est une ligne qui suppose, certes, que l’instant soit un point, mais un point mobile et non immobile qui vient de et va vers. Ce point qui vient du passé et va vers le futur est un punctum, au sens étymologique, autrement dit non plus un point, mais un champ de vision constitué par deux distances délimitant la zone d’accommodation visuelle. Ce champ est un point extrapolé, un point élargi, un point dynamique et non statique, dialectique et non fixe, cinétique et pas immobile. Il se déplace. Or ce déplacement se pense et il se pense d’autant mieux qu’il est élargi et pénètre dans l’histoire passée. La généalogie, une discipline héritée de Nietzsche, permet d’aller aux sources de ce point dans lequel nous sommes. Interroger le présent, c’est solliciter la modalité de son inscription dans la civilisation.
Répondre à la question le 7 janvier est-il notre 11 Septembre suppose donc un examen de préalables : qu’est-ce que le 11 Septembre ? Qu’est-ce qui l’a rendu possible ? Qu’est-ce que le 7 janvier ? Qu’est-ce qui l’a rendu possible ? Ensuite nous pourrons aborder la question de ce qui les rassemble et de ce qui les distingue. Au fur et à mesure, il sera donc question : du choc des civilisations, du triomphe de la petite guerre brièvement théorisée par Clausewitz, de l’effondrement des grands récits occidentaux, du retour de la théocratie sous forme islamique, de l’effondrement de la raison occidentale et de l’effacement de la civilisation judéo-chrétienne.
Jacques Derrida et Jürgen Habermas ont dialogué à New York en octobre et décembre 2001 sur Le « Concept » du 11 septembre. Or il n’y a pas de concept là où il y a des faits ; et là où il y a des faits, il n’y a souvent pas de concept. Certes, le concept aide à penser le fait ; mais, bien souvent, il se substitue au fait que les philosophes écartent volontiers pour penser d’autant plus facilement. La pensée occidentale dominante est souvent réaliste à défaut d’être réellement réaliste. Précisons : le réalisme au sens philosophique et médiéval du terme est le contraire du réalisme au sens trivial du mot. Au Moyen Âge, les réalistes sont les philosophes pour lesquels l’idée est vraie, plus vraie même que la réalité qu’elle est censée exprimer. Les penseurs qui s’opposent à cette version platonicienne sont des nominalistes pour lesquels l’idée existe bien, certes, mais comme un outil qui n’a pas de vie en soi mais une fonction utilitaire.
Le 11 Septembre ne fut donc pas un concept mais un fait, un événement, un moment dans l’histoire. Ce moment est fait par l’histoire en même temps qu’il la fait. Ce qui a rendu possible le 11 Septembre rend possible ce que le 11 Septembre rend possible. Autrement dit : le 11 Septembre est l’effet d’un passé et la cause d’un futur. L’événement ne tombe pas du ciel, si je puis dire ; il monte de terre, il se trouve construit, prévu, élaboré, échafaudé par une histoire qui le rend possible. Ces avions qui frappent les tours jumelles viennent de loin et repartent plus loin encore. Factuellement, le 11 Septembre nomme ce qui advient à cette date : le mardi 11 septembre 2001, 19 personnes détournent quatre avions de ligne et les font se précipiter pour deux d’entre eux sur les deux tours jumelles de New York, pour un troisième sur le Pentagone à Washington, pour le quatrième, probablement détourné dans son détournement par des passagers et des membres de l’équipage, dans un champ de Pennsylvanie. Il paraît possible que sa destination initiale ait été la Maison-Blanche. La presse et le gouvernement américain sont convenus de nommer terroristes les hommes à l’origine de cette action. Il est admis depuis que le mot soit repris tel quel. Ces opérations ont été effectuées avec des cutters et un spray de gaz lacrymogène, des objets en vente libre dans un supermarché pour une poignée de dollars.
Oussama Ben Laden a revendiqué les attentats, ce qui devrait suffire pour mettre à mal les thèses négationnistes ayant fleuri sur ce sujet et ce dans le seul but d’accabler le gouvernement américain et les services secrets israéliens. Sauf à imaginer que Ben Laden serait aussi une fiction américaine, les revendications et les faits établissent que le réel, ce réel, a bien eu lieu. On peut multiplier le nombre des supports, comptabiliser les parutions, lister les revendications et préciser les détails : Oussama Ben Laden qui dirige alors al-Qaida a choisi cette cible, ce jour, cette heure et les modalités de l’opération. Ensuite, il a délégué l’intendance.
Le monde connecté dans lequel nous vivons désormais fait que le premier impact a été filmé en temps réel et que l’image a été répandue puis dupliquée des milliards de fois dans les heures qui ont suivi. C’est donc en direct que le second impact a eu lieu, démultiplié à l’infini dans la moindre maison de la planète disposant d’un récepteur de télévision, transformant cet attentat en spectacle politique universel. Le compositeur Stockhausen et le philosophe Baudrillard n’ont été sensibles qu’à cet aspect happening… La planète a su en temps réel ce qui advenait sur le territoire même des États-Unis. Par la même occasion, on a également vu le visage ahuri de George Bush découvrant l’attentat alors qu’un conseiller s’adresse à lui devant les caméras et se penche à son oreille tandis qu’il assiste à une leçon de lecture dans une école élémentaire en Floride… Sa réaction ? Pas de réaction…
Le président des États-Unis prend un avion pour rentrer à la Maison-Blanche où il retrouve ses conseillers. Le soir, il prononce un discours à la nation. On peut imaginer que ce texte aura été élaboré dans la journée par les tenants du complexe militaro-industriel, les bailleurs de fonds de toute campagne, qui ont intérêt à profiter de cet événement pour avancer leurs pièces : la guerre est bonne pour leur commerce. Ben Laden a voulu ce que dès lors Bush va vouloir. L’intelligence eût consisté à ne pas tomber dans le piège ; la bêtise fut de s’y jeter la tête la première. L’attentat avait fait 2 977 morts ; le plus jeune avait deux ans ; le plus âgé, quatre-vingt-cinq. Le tout, avec moins de cinq cutters. Avec le prix de deux places de cinéma, les États-Unis se retrouvaient à genoux. La plus grande armée du monde, la plus sophistiquée, la plus dispendieuse en argent public se trouvait donc réduite à néant avec ces cutters.
La réponse fut le déclenchement de la guerre au terrorisme. On connaissait l’identité des 19 acteurs de cette journée : le cerveau de l’opération, Mohammed Atta, était égyptien ; deux autres étaient émiratis ; 15 saoudiens ; un libanais ; Ben Laden lui-même, qui revendiquait explicitement cet attentat, était saoudien, comme la plupart. La logique eût voulu que la rétorsion s’effectue en direction d’un de ces pays concernés – Égypte, Arabie saoudite, Liban, Émirats arabes. Il n’en fut rien. C’est sur l’Afghanistan des talibans que les États-Unis et la quasi-totalité des pays européens, dont la France, lancent leurs premières bombes au prétexte que Ben Laden habiterait dans les montagnes afghanes.
L’autre prétexte était qu’il fallait en finir avec al-Qaida. Cette guerre a duré d’octobre 2001 au 31 décembre 2014, soit treize années. Elle a fait 25 000 victimes civiles en Afghanistan. Des talibans, bien sûr, mais sûrement beaucoup plus de victimes afghanes innocentes. Des femmes, des enfants, des adolescents, des vieillards qui n’étaient coupables que de vivre en Afghanistan et dont les cadavres n’ont jamais été photographiés, filmés, montrés. Ben Laden est mort le 2 mai 2011, au Pakistan comme chacun sait. Al-Qaida n’est pas mort, il a changé de nom et est devenu plus puissant. Ben Laden voulait une guerre de civilisations : Bush la lui a offerte sur un plateau. Elle dure encore. La France a consenti à ce plan funeste.
Ben Laden a justifié les attentats du 11 Septembre en renvoyant à l’occupation de la Palestine par les Israéliens et aux actions militaires de l’État hébreu au Liban. Il sait que la Palestine peut fédérer la communauté musulmane sur la totalité de la planète. Il le sait et il le veut. Il l’obtient donc. Pour ce faire, Ben Laden en fait la partie émergée d’un iceberg dont la partie immergée est le désir d’en finir avec les régimes arabes socialistes et laïcs, comme celui de Saddam Hussein, coupables de tenir le Coran à distance respectable de la politique et de mener la vie dure à quelques musulmans qui prêcheraient la théocratie islamique à laquelle souscrit l’ennemi public des États-Unis. Ben Laden avait besoin de la guerre de l’Occident contre l’Islam et d’un Islam qui ne soit pas laïc – comme ceux de Saddam Hussein, de Kadhafi et de Bachar el-Assad. Comme ceux aussi de l’Égypte et de la Tunisie d’avant le printemps arabe. Ben Laden et Bush père et fils partageaient donc le même objectif : le premier a délégué le travail aux deux seconds. Ben Laden voulait restaurer le califat, il n’avait besoin ni de l’Occident ni de musulmans tièdes. Jusqu’à ce jour, ses plans se déroulent comme prévu, malgré sa mort.
Ajoutons à la Palestine et au Liban incriminés par Ben Laden le fait qu’en 1990-1991 la guerre du Golfe a également opposé les États-Unis et une grande partie de l’Europe, dont la France, aux Irakiens. Ben Laden offre au sultan du Koweït de libérer son pays en proposant 100 000 hommes pour lutter contre le régime athée de Saddam Hussein. En vain. Le sultan choisit la coalition occidentale. Le prétexte étant pour les judéo-chrétiens de régler un conflit entre l’Irak et le Koweït jugé selon le code des droits de l’homme. Conflit qui, à l’évidence, visait la mainmise sur les puits de pétrole de la région que les Occidentaux ne voulaient pas laisser entre les mains de Saddam Hussein présenté comme un nouvel Adolf Hitler (qu’on se souvienne d’une campagne de publicité dans les rues de Paris qui présentait le raïs sous les traits du dictateur nazi…). Les bombardements occidentaux ont fait entre 20 000 et 25 000 victimes militaires et 3 664 victimes civiles. Le régime irakien ne tombe pas.
Pour faire suite à ce conflit, en 2003, George Bush Senior décide d’une guerre dite préventive contre l’Irak sous prétexte que ce pays dispose d’armes de destruction massive (ADM) qui mettent en danger la sécurité des États-Unis et de l’Occident ! Colin Powell intervient à l’ONU le 12 septembre 2002 pour dénoncer la chose avec des échantillons de ce produit hautement toxique. On saura plus tard que cette image qui a fait le tour du monde était une fiction destinée à frapper les imaginations par les médias. Dans un article du Monde diplomatique d’Ignacio Ramonet daté de juillet 2003 on peut lire ceci : « Dans un entretien au magazine Vanity Fair, publié le 30 mai, M. Wolfowitz a reconnu le mensonge d’État. Il a avoué que la décision de mettre en avant la menace des armes de destruction massive pour justifier une guerre préventive contre l’Irak avait été adoptée “pour des raisons bureaucratiques”. “Nous nous sommes entendus sur un point, a-t-il précisé, les armes de destruction massive, parce que c’était le seul argument sur lequel tout le monde pouvait tomber d’accord.” » Le conflit aurait fait entre 500 000 et 1 500 000 morts civils. Et parmi eux, encore et toujours, des femmes, des enfants, des adolescents, des vieillards innocents.
Rappelons également qu’en 2011, bruyamment conseillée par le philosophe Bernard-Henri Lévy, la France du président Nicolas Sarkozy bombarde la Libye sous prétexte d’en finir avec le régime de Kadhafi. Elle supprime un dictateur, certes, mais elle permet une anarchie durable, exactement comme la mort de Saddam Hussein a signé la fin de sa dictature laïque, avec laquelle l’Occident pouvait diplomatiquement composer, au profit d’une anarchie sanglante entre sunnites et chiites qui a conduit au démembrement de ces deux pays et à des guerres civiles qui permettent aujourd’hui à l’État islamique de réaliser le califat voulu par Ben Laden.
Dans cette configuration, à laquelle il faudrait ajouter l’opération Serval au Mali en janvier 2013 pour contrer l’avancée musulmane vers la capitale du Mali, la France est devenue la partenaire de cette campagne américaine assimilée par Bush à une croisade. Comment peut-on imaginer que l’umma, la communauté des musulmans sur la planète, ne se range pas du côté des innombrables musulmans bombardés par les pays occidentaux ? Qui fera le compte un jour des victimes innocentes de ces guerres menées contre l’islam par des politiciens acoquinés à des vendeurs d’armes, soutenus par des philosophes et relayés par les médias dominants ? Avant que nous ne les attaquions, ces pays ne nous menaçaient pas. La preuve, l’État français recevait leurs chefs d’État en grande pompe – quand certains ne finançaient pas les campagnes de tel ou tel.
Les fauteurs de guerres méconnaissent les fondamentaux de la pensée musulmane. Bush, par exemple, ignorait la différence entre sunnites et chiites… L’islam oppose en effet clairement dar al-Islam, le territoire de l’islam, dar al-Harb, le territoire de la guerre et dar al-Suhl, le territoire du tribut. Dans le premier, l’islam règne ; dans le deuxième, il faut mener le combat pour l’imposer ; dans le troisième, le pays, assez fort pour ne pas avoir été converti, reste sous influence et obtient une paix temporaire par le paiement d’un impôt. Actuellement, les Frères musulmans ajoutent un dar ad-Da’wa, une terre de mission, dans laquelle les musulmans minoritaires dans un pays doivent vivre en musulmans dans ce pays. Cette partition du monde est la leur.
Dans son Message au peuple américain, deux jours avant l’élection présidentielle de Barack Obama, Ben Laden rappelle ce que les Américains ont fait au Liban, en Palestine, en Irak : « La terreur d’État s’appelle la liberté et la démocratie, mais la résistance s’appelle terrorisme et réaction. Ainsi en est-il de l’injustice et de l’embargo jusqu’à ce que mort s’ensuive, comme l’avait fait Bush père en Irak, en causant le plus grand massacre d’enfants, comme l’a fait Bush fils pour renverser un ancien complice et le remplacer par un autre, afin de voler le pétrole irakien, entre autres crimes. C’est sur ce décor que sont survenus les événements du 11 Septembre, comme une réplique à ces énormes injustices car peut-on blâmer celui qui ne fait que se défendre ? Se défendre et punir l’oppresseur, c’est aussi du terrorisme ? S’il en est ainsi, nous n’avions pas d’autre choix » (Al-Qaida dans le texte, Gilles Kepel). L’embargo de 1991-2000 a en effet causé la mort de 500 000 enfants de moins de cinq ans en Irak.
Le « 11 Septembre » ne fut donc pas un concept, mais la réponse politique à la politique que l’Occident mène en terre musulmane. Ben Laden se réclame de l’islam, il revendique une guerre de civilisation entre la théocratie islamique, qu’il souhaite impérialiste et planétaire, et la démocratie occidentale qu’il estime judéo-américaine – ce judéo-américanisme ne peut pas ne pas être entendu comme un équivalent du judéo-christianisme occidental. Quand Ben Laden et George Bush parlent tous deux de croisades, ils ne le font pas innocemment ! Déjà, le 23 février 1998, Ben Laden souhaite créer un Front islamique mondial pour le djihad contre les Juifs et les croisés ! (Gilles Kepel.) Le 23 août 1996, il a déjà parlé de « la coalition judéo-croisée » dans sa Déclaration de djihad contre les Américains qui occupent les pays des deux Lieux saints qu’il assimile à la « coalition judéo-chrétienne ». Le 23 février 1998, dans sa Déclaration du Front islamique mondial pour le djihad contre les Juifs et les croisés, Ben Laden réutilise ces expressions et invite à ceci : « Tuer les Américains et leurs alliés, qu’ils soient civils ou militaires, est un devoir qui s’impose à tout musulman, qui le pourra, dans tout pays où il se trouvera. » Nous y sommes…
Comment pourrait-on ne pas inscrire le 7 janvier 2015 dans cette configuration ? Et l’agression au couteau de trois militaires en faction devant un centre communautaire juif à Nice le 3 février 2015 ? Et l’attaque d’un soldat français dans les toilettes d’un aéroport d’Orly le 10 avril de la même année ? Et l’assassinat d’Aurélie Châtelain par Sid Ahmed Ghlam le 19 avril 2015 ? Et la décapitation d’Hervé Cornara en Isère le 26 juin 2015 ? Et l’attentat réalisé par un ressortissant marocain dans le Thalys entre Amsterdam et Paris le 21 août 2015 ? Et les sept attaques perpétrées à Paris et en Seine-Saint-Denis par au moins dix terroristes et une vingtaine de complices qui ont occasionné la mort de 130 personnes et fait 413 blessés le 13 novembre 2015 ? Et l’attaque menée par un islamiste marocain avec une fausse ceinture d’explosifs et un véritable couperet de boucherie contre un commissariat parisien le 7 janvier 2016 ? Et l’agression d’un enseignant juif par un adolescent turc le 11 janvier 2016 ? Et le meurtre d’un commandant de police et de sa femme, Jean-Baptiste Salvaing et Jessica Schneider, à Magnanville, par Larossi Abballa le 13 juin 2016 ? Et les 86 morts et 286 blessés de la Promenade des Anglais par le Tunisien Mohamed Lahouaiej-Bouhlel le 14 juillet 2016 ? Et l’égorgement du père Hamel à Saint-Étienne-du-Rouvray le 26 juillet 2016 ? Tous ces faits ne concernent que la France, mais je pourrais lister également ceux qui ont eu lieu pendant cette même période en Belgique, en Allemagne, au Danemark, au Royaume-Uni, en Russie. Cette liste, hélas, s’alourdira. À la rentrée 2016, le président socialiste François Hollande lui-même affirme dans Un président ne devrait pas dire ça qu’« il y a un problème avec l’islam, c’est vrai, nul n’en doute », mais aussi : « Comment on peut éviter la partition ? Car c’est ça qui est en train de se produire : la partition. » Ces attentats s’inscrivent dans le projet décidé en son temps par Ben Laden.
Certes Ben Laden est mort, bien sûr al-Qaida a passé la main à de nouvelles organisations, avec de nouveaux noms, un combattant vivant reprenant le flambeau d’un combattant mort, mais il existe une nouvelle configuration géopolitique internationale : l’État islamique créé à partir d’al-Qaida en 2006. Il est aujourd’hui sur la terre d’Irak et de Syrie, mais son espace déterritorialisé s’étend aussi en Libye, au Nigeria, au Sinaï égyptien, en Algérie, au Yémen. Le 20 juin 2014, Abou Bakr al-Baghdadi se proclame calife, successeur de Mahomet, sous le nom d’Ibrahim. Ce que voulait Ben Laden s’est ainsi élargi, précisé, affirmé, imposé.
Dès décembre 2002, dans Recommandations tactiques, Ben Laden écrit clairement qu’il veut un califat : « La conséquence positive la plus importante des attaques de New York et Washington a été de montrer la réalité du combat entre les croisés et les musulmans, de révéler l’ampleur de la rancœur que nous portent les croisés, une fois que ces deux attaques ont dépouillé ce loup de sa peau de mouton, et qu’il est apparu sous son visage affreux. Le monde entier s’est réveillé, les musulmans ont pris conscience de l’importance de la doctrine de l’allégeance à Dieu et de la rupture, la fraternité entre musulmans s’est renforcée, ce qui est un pas de géant vers l’unification des musulmans sous le slogan de l’unicité de Dieu, afin d’établir le califat bien guidé, s’il plaît à Dieu ; enfin, tout le monde a pu constater que l’Amérique, cette force oppressive, peut être frappée, humiliée, abaissée, avilie. Enfin je recommande aux jeunes gens l’effort dans le djihad, car ils sont les premiers concernés par cette obligation. » Ben Laden invite « à la dissimulation, surtout pour les actions militaires du djihad » (id.). Les victimes sont clairement désignées : les Juifs, les Américains et « leurs complices » – dont la France.
L’État islamique est franchement impérialiste ; il a pour cibles partout sur la planète les Juifs, les Américains et leurs alliés, Français compris. On trouve en librairie, pour le prix d’un cutter, un petit livre qui donne le mode d’emploi de ce projet d’étendre le califat à l’Occident judéo-chrétien. Il est aussi en accès libre sur Internet où il est d’abord paru en 2004. Le titre est Gestion de la barbarie ; il annonce donc franchement la couleur. Son sous-titre est : L’étape par laquelle l’islam devra passer pour restaurer le califat. Son auteur est Abou Bakr Naji. Il s’agit de détruire les démocraties par l’ultraviolence et d’instaurer un perpétuel climat de peur et d’insécurité. La première phase : « L’épuisement et la démoralisation. » Pour ce faire, il faut surprendre les États par la périphérie et créer un climat de terreur partagée par la totalité de la population. Deuxième étape : « L’administration de la sauvagerie. » Alors que les États ne sont plus à même d’assurer la paix et la loi, les djihadistes assurent ces fonctions à la place des États. Les gens voudront le retour à la paix et au calme, moyennent soumission, ils l’obtiendront. Michel Houellebecq a donné une formidable version romanesque du processus dans Soumission. Troisième et dernière étape : étendre le domaine d’influence et proclamer le califat.
Qui peut dire que ce qui est advenu le 7 janvier dans les locaux de Charlie Hebdo, mais aussi les innombrables tentatives avortées, partiellement réussies, médiatiquement désamorcées après avoir été placées sous les rubriques des faits divers de désaxés, de déséquilibrés, de détraqués, ne s’inscrivent pas dans ce processus clairement annoncé et énoncé de l’installation de la terreur dans les consciences ? Car personne ne niera que cet attentat ait créé un sentiment de terreur massive : la manifestation du 11 septembre n’a d’ailleurs été que l’expression de la sidération muette et silencieuse dans laquelle se retrouvait la population.
Que fut en effet cet événement, « le 7 janvier » ? L’abattage en règle de l’équipe du journal Charlie Hebdo coupable d’avoir publié des caricatures du Prophète et de tenir une ligne dite islamophobe par les deux frères Kouachi, Chérif, trente-deux ans, et Saïd, trente-quatre ans, tous deux français de parents algériens. Ils entrent dans la rédaction au cri de « Allah Akbar ». Après avoir identifié le directeur du journal, Charb, ils le tuent ; ils ajoutent : « Vous allez payer car vous avez insulté le Prophète. » Ils assassinent alors neuf personnes : sept autres membres de la rédaction, un invité et le policier chargé de la protection de Charb qui avait tenté de riposter. La fleur du dessin caricatural français gît dans son sang : outre Charb, Wolinski, Cabu, Tignous, Honoré. Parmi les autres victimes : la psychanalyste Elsa Cayat, l’économiste Bernard Maris, le policier Franck Brinsolaro affecté à la protection de Charb, le correcteur Mustapha Ourrad, Michel Renaud, le fondateur du festival Rendez-vous du carnet de voyage invité pour l’occasion, et Frédéric Boisseau, un agent chargé de la maintenance du bâtiment.
Les frères Kouachi sortent de l’immeuble et tirent toujours en criant à nouveau « Allah Akbar ». Ils disent également clairement : « On a vengé le Prophète Mohamed. » Sur le trajet, alors qu’il est à terre, déjà blessé, ils abattent à bout portant le policier Ahmed Merabet qui implore pitié et miséricorde, ils l’achèvent d’une balle dans la tête. Ils disent une nouvelle fois : « On a vengé le Prophète Mohamed. » Dans leur fuite, ils abîment leur voiture sur un plot ; ils braquent un chauffeur et lui volent son véhicule ; ils lui disent : « Si les médias t’interrogent, tu diras : c’est al-Qaida au Yémen. » Course-poursuite. Plan Vigipirate. La capitale se trouve en état de siège. Les deux frères sont repérés dans une imprimerie de l’Aisne où ils se sont réfugiés pour la nuit. Le GIGN les tue alors qu’ils sortent en tirant sur les gendarmes.
Le même jour, 8 janvier, Amedy Coulibaly, un Français d’origine malienne, tue une jeune policière sur son trajet, blesse grièvement un employé de voirie ; le 9, il effectue une prise d’otages dans un supermarché casher porte de Vincennes : il se revendique clairement de l’État islamique. Il assassine quatre Juifs : trois clients et un employé. Les forces de gendarmerie et de police le tuent lors d’un assaut en fin de journée. Dans la soirée, un complice poste une vidéo réalisée par ses soins. On y découvre son nom de guerre : « Abou Bassir Abdallah al-Ifrisi, soldat du califat. » Sans surprise, il justifie ses actes en invoquant le comportement de l’Occident contre les pays musulmans qu’il bombarde depuis des années.
Quelle fut la réponse du chef de l’État français à ces attentats concomitants et concertés ? Une réponse médiatique, la seule capable de masquer son incapacité à proposer une réponse politique : demander au Parti socialiste qu’il organise une manifestation dans la rue le dimanche suivant pour clamer ce slogan excellent d’un point de vue publicitaire, « Je suis Charlie », mais nullissime d’un point de vue politique. Car que veut dire « Je suis Charlie » quand on ne fut ni membre de la rédaction massacrée, dessinateur ou chroniqueur, ni membre du personnel d’encadrement, ni même policier chargé de la protection, mais spectateur d’un attentat par télévision interposée ? Le président de la République s’est affiché avec des chefs d’État dans une manifestation VIP : nombre d’entre eux sont en délicatesse avec les droits de l’homme et le droit international !
Que ce 7 janvier soit notre 11 Septembre ne fait aucun doute. Comparer le nombre de victimes n’aurait pas de sens pour déduire une pareille chose. Il s’agit de deux événements qui coupent l’histoire du pays concerné en deux : avant et après. Les États-Unis ont répondu par une guerre qui n’est pas la solution – sauf quand les politiques envisagent de subventionner ceux qui les subventionnent en leur permettant de mener des guerres, de fabriquer des armes, de rénover les stocks de munitions, de travailler au perfectionnement de machines de guerre de plus en plus létales. La France a répondu en s’installant sur le terrain médiatique qui ne vit que de passion et de compassion, de pathos et d’émotion, de bons sentiments et de morale moralisatrice. C’est utile pour gérer l’événement quand on n’a pas de vision politique mais inefficace car ces événements ne sont pas ponctuels et conjoncturels mais appelés à se répéter sans fin.
Ce qui réunit ces deux moments, c’est ce que Clausewitz nomme la petite guerre. On sait que De la guerre (posthume, 1832) fut un livre majeur lu aussi bien par Lénine, Mao et Giap que par Hitler, Patton et Eisenhower. Mais, plus étonnant, ce texte fut également lu par Colin Powell et un lecteur anonyme qui en a annoté un exemplaire dans une cache d’al-Qaida à Tora Bora (Monde diplomatique, novembre 2009). Le général prussien a théorisé la petite guerre et l’on est souvent passé à côté de ce moment polémologique majeur.
Car comment comprendre, sinon, qu’un cutter puisse avoir raison de l’armée américaine dans sa totalité ? La petite guerre est la vérité de notre époque. Il se peut qu’elle soit celle avec laquelle s’effondre un jour notre Occident hypermilitarisé, mais dont les bombes atomiques ne peuvent rien contre le jeune djihadiste décidé à mourir. La guerre dite asymétrique par les communicants des états-majors dit bien que si cette petite guerre est petite, elle n’en est pas moins guerre.
Qu’est-ce que cette petite guerre ? Clausewitz a écrit sur ce sujet, mais son épouse qui a composé De la guerre après sa mort à cause du choléra n’a pas intégré ces notes dans l’opus majeur. Elles ont été publiées tardivement en Allemagne, et en allemand, en 1966. Le titre est : Conférences sur la petite guerre. La mort a empêché Clausewitz d’aller jusqu’au bout de son projet qui était un triptyque : De la guerre comme premier volet, un deuxième sur la petite guerre, un troisième sur la tactique – ce dernier fragment a été publié sous le titre Théorie du combat.
La lecture de ces notes de cours donnés à Berlin permet de savoir ce qu’il entendait par petite guerre : elle suppose « une certaine ingéniosité » (p. 173) là où la grande guerre relève de l’ordre scientifique. On ne niera pas que l’usage d’un seul cutter et de beaucoup d’ingéniosité ait rendu possible et victorieux l’attentat du 11 Septembre alors que la riposte d’une guerre en Afghanistan, elle, mettait en jeu la formidable machine de guerre américaine dont la gueule déborde de science. Clausewitz donne une définition : « Toutes les actions guerrières qui se produisent avec de petits détachements relèvent de la petite guerre » (p. 176).
Ce qui distingue la grande de la petite guerre n’est pas si net. Mais quelques caractéristiques permettent de savoir ce qu’elle est plus précisément. Dans le cas de la petite guerre, concernant ses buts et ses moyens, les petits détachements trouvent facilement des moyens de subsistance sans contrainte ; ils sont capables de dissimuler leur présence facilement ; ils savent se mouvoir et se replier rapidement ; ils mènent des combats fractionnés ; ils ne peuvent prendre le temps d’une disposition calculée, mais se retrouvent d’autant plus mobiles ; ils combattent en soutien ; ils n’ont pas besoin de grands préparatifs ; ils mettent en branle aussi bien une stratégie qu’une tactique pour déterminer le but, le moment, le lieu, la force. Clausewitz précise que la petite guerre relève de la tactique de la grande guerre. Concernant l’esprit de la petite guerre, disons que la peur est plus grande devant le danger que dans le cas de la grande guerre ; elle exige donc « la hardiesse la plus haute et la sage prudence » (p. 181). Et ceci : « Pour ce qui est de l’individu, la plus haute énergie, l’obstination la plus furieuse vis-à-vis de tous les dangers sont la plus haute sagesse » (id.).
Clausewitz théorise la petite guerre en 1811, pendant les guerres napoléoniennes. À l’évidence, le champ de bataille du début du XIXe ne saurait être celui du début du XXIe siècle ! Ne serait-ce que parce que Hitler et Staline ont modifié la donne, ainsi que les guerres de décolonisation dans lesquelles la guérilla a eu raison d’armées d’État et surtout l’existence de la bombe atomique. Par conséquent, la petite guerre doit être définie à nouveaux frais : l’usage de l’ingéniosité, la pertinence du petit groupe, la ductilité de leurs mouvements, l’organisation de l’invisibilité, la préparation minimale restent pertinents dans la définition. Mais elle doit s’étoffer avec de nouvelles précisions.
La petite guerre est la guerre de ceux qui n’ont pas les moyens de la grande ; elle est la guerre des petits et des pauvres contre celle des grands et des riches ; elle pulvérise les moyens de la grande guerre par les siens qui sont modestes et minimaux ; elle est dite guérilla, terrorisme ou résistance, guerre de libération selon les parties prenantes – le gaullisme est terrorisme pour les nazis en 1942, mais résistance et guerre de Libération pour le général et les siens. À l’évidence, la petite guerre nomme celle que l’islam radical mène à l’Occident judéo-chrétien sur tous ses territoires – ceux du dar al-Harb, le territoire de la guerre, autrement dit : les territoires non musulmans ou les territoires musulmans décrétés corrompus avec l’Occident parce que laïcs. L’État islamique agit selon l’ordre de la théocratie musulmane. L’Europe judéo-chrétienne est donc une cible privilégiée, avec les États-Unis et Israël.
Les moyens de la grande guerre comptent pour zéro quand il faut lutter contre la pauvreté efficace de la petite guerre : le budget de l’armée américaine, le premier de la planète, s’avère inefficace contre une poignée d’hommes – un seul aurait suffi pourvu qu’il réussisse… – armés de cutters. Les avions furtifs, les sous-marins nucléaires lanceurs d’engins, les bombes atomiques, les centaines de milliers de militaires professionnels américains n’ont servi à rien pour localiser Ben Laden, pas plus que pour le tuer. C’est une banale information obtenue par la torture à Guantánamo, celle d’un seul homme, qui a conduit à son repaire et à son anéantissement scénographié comme un film.
Certes, le 11 Septembre américain et le 7 janvier français ne sont factuellement pas comparables : les lieux, les modes opératoires, le nombre de victimes, les réactions des chefs d’État respectifs, les conséquences de ces réactions (guerrières pour les États-Unis, expectantes pour la France), tout cela interdit la mise en perspective. Mais il ne s’agit que des éléments factuels. En revanche, mises en perspective historique, il s’agit de deux façons identiques de déclarer une même guerre dans deux endroits différents. Certes, New York n’est pas Paris, mais les deux villes sont des symboles de l’Occident judéo-chrétien. Au regard de l’histoire et de ses longues durées (une pensée dont sont capables les penseurs du djihad au contraire des Occidentaux fatigués…), cette guerre de civilisation est la répétition de celle qui opposait les croisés judéo-chrétiens et les musulmans il y a bientôt mille ans.
On l’a vu, Ben Laden inscrivait son combat dans celui-là. Quelques jours après le 11 Septembre, George Bush déclarait quant à lui au peuple américain : « Cette croisade, cette guerre contre le terrorisme, prendra quelque temps. » Le même avait aussi dit ce 1er novembre 2001 : « Soit vous êtes avec nous, soit vous êtes contre nous. » Faut-il préciser que le chef de l’État reprenait ainsi les paroles du Christ dans les Évangiles : « Celui qui n’est pas avec moi est contre moi, et celui qui ne se joint pas à moi s’égare » (Matthieu 12, 30) ? Cette guerre qui devait prendre un certain temps a toujours lieu. Le 11 Septembre et le 7 janvier en sont deux batailles gagnées par leurs assaillants.
Entre ces deux dates, il y eut également un événement historique qui fait sens : l’assassinat de Ben Laden au matin du 2 mai 2011, à 1 h 30, heure locale, à Abbottabad au Pakistan. L’opération montée par Barack Obama et la CIA avait pour nom… Geronimo. Geronimo ! Geronimo fut le chef apache qui a combattu les Américains qui l’ont arrêté plusieurs fois, l’ont parqué, déporté ; il s’est évadé à plusieurs reprises, a mené d’autres combats dans lesquels il a fait preuve d’une extrême compétence de guerrier sur le terrain. Le 4 septembre 1886, il se rend aux Américains après avoir négocié la paix pour les siens. Il est emprisonné à Fort Sill. Il cultive alors des pastèques, vend des arcs et des flèches au marché, est exhibé par les États-Unis à l’Exposition universelle de 1904 ou aux parades de jeux Olympiques de Saint Louis. Pendant les vingt-deux années qu’il passe au pénitencier, il se convertit au protestantisme… et à l’alcoolisme en même temps. Le 16 février 1909, ivre mort, il tombe de son cheval, passe la nuit sous la pluie et meurt le lendemain d’une pneumonie ; il avait quatre-vingts ans. Il a regretté toute sa vie de s’être rendu.
Que dit le choix du nom de Geronimo pour l’opération qui conduit au meurtre de Ben Laden ? Car, outre que le chef indien était un guérillero hors pair qui a donné du fil à retordre aux Américains, Geronimo s’est rendu, a été emprisonné, transformé en homme blanc, montré dans des zoos humains, humilié, alcoolisé, christianisé et tué à petit feu pendant presque un quart de siècle. Que le patronyme de l’Apache valeureux ait été choisi masque mal que les États-Unis voulaient en finir avec Ben Laden comme jadis ils en avaient fini avec les Amérindiens après les avoir génocidés. Guerre de civilisation, déjà.
Les services secrets américains ont su où habitait Ben Laden dès août 2010. Ils disposaient des plans précis de sa résidence puisqu’ils l’ont construite à l’échelle sur le territoire américain pour répéter leur opération commando. Il aurait donc été envisageable de s’emparer de Ben Laden vivant afin de le juger. Un pays qui se réclame sans cesse du droit et se dit une démocratie ne se comporte pas autrement. L’opération a été menée dans le but de tuer Ben Laden et ceux qui seraient là, dont femmes et enfants eux aussi massacrés. Dire le droit est bien ; agir selon le droit est mieux. Il n’y eut pas d’action selon le droit, mais expédition punitive. Terrorisme, diraient certains contre lesquels il faudrait beaucoup de casuistique pour argumenter. Mais le terrorisme d’État se nomme guerre ; et terrorisme la petite guerre de ceux qui résistent à la guerre d’État. Barack Obama a annoncé au monde entier que Ben Laden avait été tué. Puis il a conclu : « Justice est faite. » Une foule en liesse a dansé dans la rue. Les télévisions du monde entier ont montré les images. On voyait alors ce qui se nommait justice pour les États-Unis.
Ben Laden mort, les choses continuent ! Il n’a été d’aucune utilité que le corps mort fût jeté à la mer, comme un vulgaire déchet, afin d’interdire le lieu de pèlerinage. Faire disparaître un corps ne fait pas disparaître ce dont ce corps était porteur. Mieux, ou pire, c’est selon, c’est ainsi qu’on crée des martyrs. Tout a été filmé de l’opération, y compris le corps et le visage réduits en bouillie par les balles du commando. Tout a été filmé, mais rien n’a été montré. En revanche, une superproduction a été tournée pour fixer dans la fiction ce qui ne fut pas ainsi : Zero Dark Thirty (ou Opération avant l’aube) par la réalisatrice californienne Kathryn Bigelow.
Les Américains, et nous après eux, croient que ce qui n’est pas montré sur un écran n’a pas eu lieu – l’un des signes du nihilisme de la civilisation judéo-chrétienne. L’islam qui se refuse à représenter les visages et les corps sait bien que le réel n’a pas besoin d’être montré à la télévision ou dans les médias pour exister – c’est le signe d’une autre civilisation. Le film de fiction a pour mission de donner la version pour l’histoire – mais c’est une légende. Les invraisemblances filmiques comptent pour rien dans un monde qui a renoncé à la raison. En régime nihiliste, la fiction dit mieux la réalité que la réalité elle-même.
La guerre continue. Elle ne fait que commencer. Ici, le 11 Septembre, là, le 7 janvier, ailleurs, plus tard, à d’autres dates, d’autres événements du même type. L’Occident ne dispose plus que de soldats salariés n’ayant pas envie de mourir pour ce que furent ses valeurs aujourd’hui mortes. Qui, à ce jour, donnerait sa vie pour les gadgets du consumérisme devenus objets du culte de la religion du capital ? Personne. On ne donne pas sa vie pour un iPhone. L’islam est fort, lui, d’une armée planétaire faite d’innombrables croyants prêts à mourir pour leur religion, pour Dieu et son Prophète.
Nous avons le nihilisme, ils ont la ferveur ; nous sommes épuisés, ils expérimentent la grande santé ; nous vivons englués dans l’instant pur, incapables d’autre chose que de nous y consumer doucement, ils tutoient l’éternité que leur donne, du moins le croient-ils, la mort offerte pour leur cause ; nous avons le passé pour nous ; ils ont l’avenir pour eux car, pour eux, tout commence ; pour nous, tout finit. Chaque chose a son temps. Le judéo-christianisme a régné pendant presque deux millénaires. Une durée honorable pour une civilisation. La civilisation qui la remplacera sera elle aussi remplacée. Question de temps. Le bateau coule ; il nous reste à sombrer avec élégance.
Onfray, Michel. Décadence
Chacun connaît les pyramides égyptiennes, les temples grecs, le forum romain et convient que ces traces de civilisations mortes prouvent… que les civilisations meurent – donc qu’elles sont mortelles ! Notre civilisation judéo-chrétienne vieille de deux mille ans n’échappe pas à cette loi.
Du concept de Jésus, annoncé dans l’Ancien Testament et progressivement nourri d’images par des siècles d’art chrétien, à Ben Laden qui déclare la guerre à mort à notre Occident épuisé, c’est la fresque épique de notre civilisation que je propose ici.
On y trouve : des moines fous du désert, des empereurs chrétiens sanguinaires, des musulmans construisant leur « paradis à l’ombre des épées », de grands inquisiteurs, des sorcières chevauchant des balais, des procès d’animaux, des Indiens à plumes avec Montaigne dans les rues de Bordeaux, la résurrection de Lucrèce, un curé athée qui annonce la mort de Dieu, une révolution jacobine qui tue deux rois, des dictatures de gauche puis de droite, des camps de la mort bruns et rouges, un artiste qui vend ses excréments, un écrivain condamné à mort pour avoir écrit un roman, deux jeunes garçons qui se réclament de l’islam et égorgent un prêtre en plein office – sans parler de mille autres choses…