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Origines du consumérisme chrétien

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Métaphysique de Mai 68

La voie royale consumériste.

 

Colombey-les-Deux-Églises, jeudi 11 décembre 1969.

 Malraux rencontre de Gaulle, Mme de Gaulle lui dit : « Un apiculteur affirme qu’en mai, dans toute la France, les abeilles étaient enragées aussi. »

André Malraux, Le Miroir des limbes Avec la Révolution française à la fin du XVIIIe siècle et la révolution bolchevique au tout début du XXe, les événements de Mai 68 constituent le troisième temps de la déchristianisation de l’Europe. La rue a remplacé l’église, le tract se substitue au missel, la sérigraphie prend la place de l’icône, le mégaphone déclasse la chaire, l’assemblée générale devient le conclave, la manifestation est une grand-messe, le militant endosse les habits du prêtre, le maoïste porte les vêtements du moine-soldat, le portrait des icônes révolutionnaires fonctionne comme jadis celui des saints de la chrétienté, le gaz lacrymogène lustre comme l’eau bénite, le pavé est une aumône versée à la cause. Nonobstant tout cela, de Gaulle reste Dieu, bien sûr, et Pompidou son prophète. Promesses de tensions…

 

 Vu de Paris, Mai 68 est un mouvement parisien, voire germanopratin. Or, ce fut un mouvement national, bien sûr, mais aussi et surtout occidental. Dans Le Miroir des limbes, l’agnostique Malraux écrit : « Le drame de la jeunesse me semble la conséquence de celui qu’on a appelé la défaillance de l’âme. Peut-être y a-t-il eu quelque chose de semblable, à la fin de l’Empire romain. Aucune civilisation ne peut vivre sans valeur suprême. Ni peut-être sans transcendance… » Malraux propose une lecture de Mai 68 sous l’angle ontologique et historique, spirituel et métaphysique. Il pense en termes de longue durée, il n’est pas chrétien mais envisage les choses en regard de la chrétienté parce que ce qui advient ce printemps-là s’inscrit dans le millénaire chrétien comme une nouvelle négation des valeurs de la chrétienté. Cette déconstruction n’est ni bonne, comme le croient les gauchistes ou les progressistes, ni mauvaise, comme le pensent les réactionnaires ou les conservateurs, elle est.

 

 Elle est, et elle s’étend sur une vaste zone occidentale, car, outre Paris, elle concerne également Berlin, Berkeley, Rome, Amsterdam et La Haye, tout autant que deux pays qui ne relèvent pas de la configuration judéo-chrétienne mais qui souscrivent à l’occidentalisation postchrétienne, en l’occurrence le Japon shintoïste et l’Inde hindouiste, puisque Tokyo et New Delhi connaissent des événements semblables. Mai 68 est donc un mouvement de déchristianisation en Europe en même temps que l’avènement d’un monde franchement consumériste et déchristianisé en Occident.

 

 Mai 68, c’est d’abord un vent libertaire qui ne méconnaît pas l’option paulinienne en vertu de laquelle « tout pouvoir vient de Dieu ». Quelles que soient les sensibilités de Mai, situationnistes ou maoïstes, trotskistes ou léninistes, guevaristes ou libertaires, c’est le principe même du pouvoir qui se trouve mis à mal : pouvoir de l’homme sur la femme, du père sur ses enfants, de l’époux sur sa conjointe, du patron sur ses ouvriers, du professeur sur ses étudiants, de l’enseignant sur ses élèves, de l’homme blanc sur son semblable de couleur, de l’hétérosexuel sur l’homosexuel, du mandarin sur son aréopage, du maître sur son disciple, du bourgeois sur le prolétaire, du contremaître sur l’ouvrier, du militaire sur le citoyen, du curé sur ses ouailles. Tout ceci devient bien vite suspicion de celui qui ne sait pas contre celui qui sait, soupçon de celui qui ne crée pas contre le créateur, contestation de celui qui n’a pas contre celui qui a, méfiance de celui qui ne pense pas contre celui qui pense. C’est une guerre civile ontologique.

 

 Le désir légitime d’égalité en Mai devient dictature égalitariste les années qui suivent. L’égalité qui aurait pu se réaliser par le haut s’effectue par le bas : il est plus facile en effet de faire l’éloge de celui qui ne sait rien que de le hisser jusqu’au savoir, de célébrer son inculture plutôt que de l’initier à la culture, de ruiner le riche plutôt que d’enrichir le pauvre, de prendre modèle sur le fou, l’enfant, le malade, le naïf en art que sur le génie, de vanter les mérites du schizophrène que d’éduquer à la raison pleine. Certes, les vieilles figures d’oppression judéo-chrétiennes disparaissent, mais de nouveaux modèles surgissent : les victimes de la veille s’apprêtent à devenir ontologiquement les bourreaux du jour. Antique logique de l’inversion des valeurs qui signe le triomphe du ressentiment…

 

 Le travail du négatif effectué en Mai concerne les totems du judéo-christianisme. Est ainsi visée la triade pétainiste : Travail, Famille, Patrie. Mais aussi le corps mutilé produit par cette religion : la sexualité bourgeoise, l’idéal ascétique, la condamnation des sexualités vécues en dehors du schéma hétérosexuel monogame et familialiste. Ou bien encore l’ordre rationnel : l’enfermement des fous, la condamnation du libertinage, la soumission des enfants à l’ordre symbolique et sexuel des adultes. De sorte que tout ce qui s’oppose à ces piliers de la civilisation devient vertu et vertueux : l’oisiveté, le loisir et le jeu contre le travail ; le célibat contre la famille ; le cosmopolitisme contre la patrie ; l’amour libre et les communautés libidinales contre la sexualité bourgeoise ; l’hédonisme libertin du collectionneur contre le sexe familialiste ennuyeux ; l’homosexualité composite contre l’hétérosexualité monogame ; la célébration de la logique des fous et des schizophrènes contre la tradition cartésienne et la raison classique ; la pédophilie ontologique et sexuelle contre la sujétion des enfants aux adultes.

 

 En Mai, le Christ avait en effet de quoi écarquiller les yeux ! L’attaque de la triade pétainiste présentait l’avantage pour une jeunesse protégée de pouvoir se dire résistante presque un quart de siècle après l’heure. La génération qui n’avait connu ni les massacres de la Première Guerre mondiale du grand-père, ni la défaite et les compromissions de l’Occupation de la Seconde Guerre mondiale du père, ni la mobilisation de la guerre d’Algérie du grand frère pouvait ainsi s’offrir le luxe d’une guerre en peau de lapin. Le chahut dans la rue pouvait se présenter comme un acte antifasciste.

 

 De Gaulle qui fut l’homme de la Résistance dès le 18 juin 1940 devenait un fasciste portraituré en Adolf Hitler pendant que les CRS étaient transformés en SS. Une sérigraphie montre un Hitler avec brassard à croix de Lorraine arborant à la main un masque du général de Gaulle ; une autre représente un CRS chargeant, matraque en l’air, protégé par un bouclier sur lequel on peut lire le signe de la SS. Le gaullisme, c’était donc le nazisme – même s’il y manquait l’antisémitisme, les camps de concentration et d’extermination, les millions de morts de la guerre mondiale, les exactions de la SS, la solution finale, le zyklon B, Auschwitz et, in fine, le ravage de l’Europe. Le mot fasciste entamait une carrière médiatique.

 

 Si les sérigraphies de Mai parlent, que disent les murs à cette époque ? Ils sont aussi la voix de Mai. Contre le christianisme : « Comment penser librement à l’ombre d’une chapelle » – en l’occurrence, celle de la Sorbonne. Ou bien : « Déchristianisons immédiatement la Sorbonne. » Contre le Christ : « À bas le crapaud de Nazareth. » Contre Dieu : « Même si Dieu existait, il faudrait le supprimer », mais aussi ceci : « Ni maître, ni Dieu. Dieu, c’est moi. » Contre la transcendance : « Le sacré, voilà l’ennemi. » Contre le travail : « Ne travaillez jamais ! », ou ceci : « Les gens qui travaillent s’ennuient quand ils ne travaillent pas. Les gens qui ne travaillent pas ne s’ennuient jamais. » Contre la famille : « Aimez-vous les uns sur les autres. » Contre la patrie : « Les frontières, on s’en fout. » Contre la bourgeoisie : « La bourgeoisie n’a pas d’autre plaisir que de les dégrader tous. » Contre la démocratie parlementaire : « Scrutin putain. » Contre la propriété : « Vous aussi vous pouvez voler. » Contre la mémoire : « Ce n’est pas seulement la raison des millénaires qui éclate en nous, mais leur folie, il est dangereux d’être héritier. » Contre la raison : « Nous sommes rassurés : 2 + 2 ne font plus 4. » Contre l’idéal ascétique : le fameux « Jouissez sans entraves » immortalisé par une photo de Cartier-Bresson, ou bien « Je jouis dans les pavés », ou encore « Jouissez ici et maintenant ». Contre la loi : « Il est interdit d’interdire. » Contre le sens : « J’ai quelque chose à dire mais je ne sais pas quoi. » Contre les figures d’autorité : « Qu’est-ce qu’un maître, un dieu ? L’un et l’autre sont l’image du père et remplissent une fonction oppressive par définition. » Contre les professeurs : « Ne dites plus : Monsieur le professeur, dites : crève salope », à moins qu’on lui préfère ceci : « Mangez vos professeurs. » Contre l’orthographe : « L’ortografe [sic] est une mandarine », sous-entendu, elle est pleine de pépins. Contre la culture : « Professeurs, vous êtes aussi vieux que votre culture, votre modernisme n’est que la modernisation de la police, la culture est en miettes. » Contre l’art : « L’art est mort, ne consommez pas son cadavre » ou bien : « L’art est mort, libérons notre vie quotidienne. » Contre la sexualité bourgeoise : « Inventez de nouvelles perversions sexuelles. » Contre le réel : « Prenez vos désirs pour la réalité », ou bien : « Le rêve est la réalité. » Contre les barreaux : « Ouvrons les portes des asiles, des prisons et autres facultés. » Les graffiteurs qui écrivaient : « Déculottez vos phrases pour être à la hauteur des sans-culottes » s’en sont donné à cœur joie. Un dernier, pour la route : « Savez-vous qu’il existait encore des chrétiens ? » Tout tient finalement en un seul graffiti : « À bas le vieux monde. » Sinon : « Ici, bientôt de charmantes ruines. »

 

 Où l’on voit que le programme est globalement négatif et négateur ! La déconstruction des valeurs chrétiennes va extrêmement loin. Ainsi, sur la question de la sexualité des enfants. On le sait, Freud fait scandale en révélant en son temps que les enfants sont des êtres sexués capables d’érections, puis désireux ensuite de s’accoupler au parent du sexe opposé dans une phase dite du complexe d’Œdipe. Puisque l’enfant est un être sexué, et qu’il a une vie sexuelle, les soixante-huitards ne voient donc pas pourquoi il n’aurait pas droit lui aussi à une sexualité – avec des adultes…

 

 Voilà pourquoi, en 1977, le gratin intellectuel germanopratin signe une pétition envoyée au Parlement pour abroger plusieurs articles de la loi sur la majorité sexuelle. Tous les signataires souhaitent la dépénalisation des relations sexuelles prétendument consenties entre adultes et mineurs de moins de quinze ans, l’âge de la majorité sexuelle en France à cette époque : Althusser, Aragon, Barthes, Beauvoir, Châtelet, Chéreau, Bory, Cuny, Deleuze, Derrida, Dolto, Jean-Pierre Faye, Gavi, Glucksmann, Guattari, Daniel Guérin, Guyotat, Jacques Henric, Hocquenghem, Kouchner, Jack Lang, Lapassade, Leiris, Lyotard, Mascolo, Matzneff, Catherine Millet, Ponge, Olivier Revault d’Allonnes, Robbe-Grillet, Christiane Rochefort, Danielle Sallenave, Sartre, Schérer, Sollers signent…

 

 Dans Le Nouveau Désordre amoureux (1977), Pascal Bruckner et Alain Finkielkraut, devenu depuis membre de l’Académie française, invitent leurs lecteurs à s’inspirer des livres du pédophile Tony Duvert dont ils déplorent qu’ils « provoquent le scandale : ils devraient susciter des vocations, dessiller les yeux ». En 1979, dans Au coin de la rue, l’aventure, les deux compères récidivent en écrivant : « Désirez-vous connaître l’intensité des passions impossibles ? Éprenez-vous d’un(e) enfant. »

 

 Dans Le Grand Bazar, en 1975, Daniel Cohn-Bendit, qui fut, on le sait, la figure emblématique de Mai 68, rapporte son expérience dans un jardin d’enfants à Francfort : « Les conflits avec des parents n’ont pas manqué. Certains enfants avaient souvent vu leurs parents faire l’amour. Un soir, une petite fille va voir sa copine chez elle et lui demande : “Veux-tu faire l’amour avec moi ?” Et elle parlait de baisage, de bite, etc. Alors les parents de la copine, qui étaient des catholiques pratiquants, sont venus se plaindre, très, très choqués. Il m’était arrivé plusieurs fois [sic] que certains gosses ouvrent ma braguette et commencent à me chatouiller. Je réagissais de manière différente selon les circonstances, mais leur désir me posait un problème. Je leur demandais : “Pourquoi ne jouez-vous pas ensemble, pourquoi vous m’avez choisi, moi, et pas des autres gosses ?” Mais s’ils insistaient, je les caressais quand même. Alors on m’accusait de “perversions”. »

 

 Une époque qui souhaite que des adultes puissent imposer leur sexualité à des enfants sous prétexte de libéralisation du sexe n’exprime rien d’autre que son nihilisme. On n’augmente ni ne crée une liberté en soumettant une catégorie démunie de la population à la sujétion d’une autre plus forte qu’elle. À l’université de Vincennes, lieu emblématique de la Pensée 68, René Schérer enseigne la pédophilie et la théorise dans plusieurs livres : Émile perverti ou des rapports entre l’éducation et la sexualité (1974), avec Guy Hocquenghem, Co-ire. Album systématique de l’enfance (1976), L’Enfant interdit (1976), L’Emprise des enfants entre nous (1979), Une érotique puérile (1979) ou Enfantines (2002). L’un de ses élèves, Bruno Tessarech, écrit dans Vincennes que Mai 68 a permis à Schérer de montrer son véritable visage : « Celui d’un Robespierre corrigé par le marquis de Sade, et dont la pensée libertaire produisait des anathèmes dont la violence nous fit frémir. »

 

 L’époque intellectuelle a en effet déchristianisé tous azimuts, elle a détruit, déconstruit, brisé et cassé, et ce dans les grandes largeurs, mais elle n’a pas proposé une seule valeur nouvelle, elle n’a pas créé une vertu inédite. Au contraire, elle a augmenté le nihilisme du XXe siècle qu’elle a fini par placer sous le signe du marquis de Sade. Cet homme qui fut l’un des derniers esprits de la féodalité devient paradoxalement le premier penseur de cette modernité postchrétienne issue de Mai 68. Le XXe siècle aura été placé sous le signe de la mort de Dieu et de la promotion de Sade en divinité nihiliste.

 

 Le marquis fut de tous les combats propres aux valeurs de l’Ancien Régime : mépris phallocrate des femmes, vision du monde misogyne, déclarations antisémites, mépris affiché du peuple, athéisme pour les puissants mais religion catholique pour mener la populace par le bout du nez, défense des privilèges de la noblesse, oisiveté rendue possible par la confiscation de la propriété, libertinage de prédateur à l’endroit de pauvresses ou de prostituées transformées en victimes sexuelles. C’est paradoxalement cette pensée, revue et corrigée par l’opportunisme du marquis converti au jacobinisme pour sauver sa tête pendant la Révolution française et qui écrit contre la peine de mort quand, en prison, il risque la guillotine, mais en fait l’éloge à longueur des pages de son œuvre, c’est donc paradoxalement cette pensée qui devient le modèle éthique et politique susceptible de remplacer l’antique schéma judéo-chrétien.

 

 Or Sade propose rien de moins que la société totalitaire que prétendent combattre les intellectuels sadiens. Les 120 Journées de Sodome racontent en effet avec force détails les rafles de victimes au profit de seigneurs libertins, l’enfermement dans un endroit gardé par des miliciens, le sinistre château de Silling, le marquage des corps avec tatouage, le tri des êtres associés distingués par des morceaux de tissus colorés désignant un usage sexuel particulier, le port d’un uniforme, la nudité des victimes en attente de leur supplice, la vie dans le cachot, la tonte des femmes transformées en esclaves sexuelles, le châtiment cruel des manquements au règlement, la punition de mort des tentatives d’évasion, l’interminable litanie des scènes de tortures insoutenables, un raffinement pervers dans la cruauté, l’organisation massive du meurtre, la chosification du corps, la collusion des banquiers et des prélats dans le crime, les victimes jetées vivantes « dans un four ardent », le spectacle des pendaisons, la simulation des exécutions, l’arrachage des dents et tant d’autres détails qui, mais ce ne fut pas évident pour tout le monde, font songer au programme nazi. Seuls Albert Camus et Hannah Arendt ont associé l’univers de Sade à l’univers concentrationnaire.

 

 Signe imparable de régression infantile, qu’il s’agisse d’un homme ou d’une civilisation, Sade souscrit au fantasme de la jubilation avec les matières fécales, au plaisir de la scatophilie, aux joies de la coprophagie qui font bien sûr partie des pratiques sexuelles célébrées : gober des pets, avaler des lavements à la sortie du fondement, manger des excréments, lamper de l’urine, déguster des fœtus, ingérer des fausses couches, boire du vomi, manger la crasse des doigts de pied, savourer du champagne dans lequel nagent des étrons, préparer des merdes pour qu’elles moisissent avant de les mâcher, dépuceler de jeunes vierges avec des étrons, fustiger les prisonniers avec des fouets enduits d’urine et d’excréments, uriner sur leurs plaies, « se faire coudre le trou du cul », jouer à pète-en-gueule, faire exploser une victime par injection de gaz dans son fondement, insérer un serpent dans l’anus, infliger des lavements à l’huile bouillante, voilà quelques idées sadiennes prélevées dans le seul registre scatologique, et ce dans une liste sans fin de tortures toutes plus extravagantes les unes que les autres. La seule loi de la nature selon Sade ? « Nous satisfaire n’importe aux dépens de qui. » N’est-ce pas l’impératif catégorique d’une société consumériste libérale en même temps que celui des dignitaires de régimes totalitaires ?

 

 D’éminents intellectuels, penseurs et philosophes, poètes et prosateurs français transforment Sade en héros libertaire, en parangon de la libération sexuelle, en chantre de la véritable liberté, en héraut d’une société féministe, en nouveau moraliste, en libérateur du genre humain : Apollinaire a ouvert le bal en offrant ces éléments de langage dans la présentation alimentaire, selon ses propres confidences, d’une anthologie en 1911. Ces éléments ont été globalement repris par Foucault et Deleuze, Barthes et Lacan, Klossowski et Paulhan, Breton et Bataille, Aragon et Éluard, Char et Dalí, Heine et Lély, Desnos et Blanchot, Adorno et Horkheimer, Pasolini et Derrida, Sollers et Annie Le Brun entre autres gendelettres.

 

 Sade qui écrivit dans Les 120 Journées de Sodome : « La vie d’un homme est une chose si peu importante que l’on peut s’en jouer tant que cela plaît, comme l’on ferait de celle d’un chat ou celle d’un chien ; c’est au plus faible à se défendre » devient le penseur de l’antihumanisme qui suit Mai 68. Cette idéologie de la mort de l’homme annoncée dès 1966 par Foucault dans Les Mots et les Choses se trouve prolongée par un demi-siècle de structuralisme qui achève le travail de déchristianisation. Avec cette philosophie nouvelle, le libéralisme, le marché, l’argent roi, le consumérisme pouvaient devenir les nouveaux dieux des temps postchrétiens. Mai 68 devenait la voie royale qui mène au consumérisme – et au nihilisme.

 

 Le structuralisme qui domine la pensée française impose sa thématique dans le champ de la pensée couvert par la zone judéo-chrétienne. Dans la dernière page du livre de Foucault, Les Mots et les Choses, le philosophe annonce la mort de l’homme, son effacement « comme à la limite de la mer un visage de sable ». L’homme de Foucault est un parent de l’idée d’homme de Platon – une fiction à laquelle Diogène, brandissant sa lanterne allumée en plein jour, répondait qu’il avait bien vu des hommes, certes, et en quantité, des petits et des grands, des gras et des maigres, des costauds et des freluquets, des malins et des sots, mais qu’il n’avait jamais vu l’Homme, avec une majuscule. Ce que Foucault annonce, tout à ses archives et croyant que seul existe ce qui est écrit, c’est que le concept d’homme a vu le jour à un moment précis, fin du XVIIIe début du XIXe, et qu’il est mort vers la moitié du XXe siècle avec un chant du cygne philosophique qui serait la Critique de la raison dialectique de Sartre, un livre qui paraît en 1960. L’Homme n’aurait donc vécu que cent cinquante ans.

 

 L’Homme de Foucault, c’est celui de l’humanisme. Ce que veut le philosophe de l’Histoire de la folie, c’est en finir avec la tradition marxiste, avec le souci de l’histoire, avec l’idéologie communiste au profit d’un gauchisme culturel qui remplace l’Homme par un concept tout à fait vague, celui de Structure. Deleuze qui s’essaie à le définir en 1967 dans un article intitulé « Qu’est-ce que le structuralisme ? » excelle dans l’exercice sophistique et rhétorique de l’ancien élève de l’École normale supérieure et, au sens étymologique, parle pour ne rien dire. La vieille ficelle de la théologie négative fait encore des merveilles et permet la logorrhée sans que le sujet se trouve même effleuré.

 

 La structure est aussi mystérieuse que Dieu dont elle prend la place dans la philosophie française en cette moitié du XXe siècle. Elle manifeste le retour de la transcendance refoulée ! Pour tenter de faire surgir en plein jour le sens de cette chose, Deleuze mobilise le vieux vocabulaire scolastique médiéval : les espèces, les parties, les figures, les modes, l’actualisation, le virtuel, les accidents, les qualités, le singulier, le différenciant, la différenciation, la production, les rapports, le sériel. On se croirait dans la Somme théologique de saint Thomas d’Aquin, christianisme en moins. À ce jargon, Deleuze ajoute le sabir de la modernité en convoquant la linguistique de Ferdinand de Saussure : signifiant, signifié, signe, phonème, morphème, langue, langage, parole, différence, valeur, sémiologie, sémantique.

 

 Puis, comme si la somme de tant d’obscurités devait déboucher sur la lumière, Deleuze ajoute à l’arsenal conceptuel scolastique et à l’artillerie linguistique une couche supplémentaire de noir en convoquant les brumes de la psychanalyse. L’inconscient dispose en philosophie contemporaine du pouvoir de l’abracadabra des magiciens. Il suffit de l’invoquer pour que le rideau se déchire et qu’apparaisse dans la clarté ce que l’on poursuivait depuis si longtemps. À l’évidence, Freud fait surgir une clarté, mais c’est celle d’une nouvelle nébulosité.

 

 Alors qu’il était encore lucide, Freud a d’abord pensé en médecin soucieux du plasma germinal avant d’avancer très vite en littéraire soucieux d’une métaphore pour dire ce qui devient sa première topique, l’inconscient, le préconscient et le conscient. Puis, prestement, il transforme son allégorie, pourtant présentée comme telle, en vérité scientifique obtenue après une hypothétique autoanalyse suivie de tout autant hypothétiques recherches empiriques effectuées dans son cabinet avec la méthode du divan. Le docteur viennois prétend rivaliser avec Copernic et Darwin dans la scientificité quand il énonce un inconscient qui est le pur produit d’une élaboration littéraire. Selon Freud, l’inconscient se trouve ainsi découvert comme les lois de la thermodynamique. Or l’inconscient freudien, c’est l’inconscient de Freud érigé par ses soins en inconscient de tous – et ce depuis que l’homme est homme !

 

 Cet inconscient ne relève en effet ni de la biologie, ni de l’anatomie, ni de la physiologie, ni de la psychologie, mais de la métapsychologie – autrement dit : de l’au-delà de la psychologie. On mesure combien la science n’a plus droit de cité dans ces contrées purement conceptuelles où tout devient possible. Freud ne se prive pas de prendre ses désirs pour la réalité comme les philosophes structuralistes qui inscrivent leurs pas dans ses traces. L’auteur de Métapsychologie postule en effet que, dans cet inconscient, se trouvent des traces laissées par un certain nombre d’histoires dans les temps préhistoriques : le viol primitif de la première femme par le premier homme, une horde primitive avec un père qui possède toutes les femelles, des fils jaloux des pleins pouvoirs sexuels de leur père, un meurtre de ce père par les enfants envieux, un banquet au cours duquel ils mangent le corps de leur géniteur et l’apparition, comme par miracle, d’un regret qui s’avère généalogique de la morale. On le voit, Freud était doué pour la fiction. Le reflux freudien du réel au profit du virtuel signe également le nihilisme du XXe siècle.

 

 Freud postule toujours que ces récits présents dans l’inconscient psychique de ces hommes de la préhistoire sont passés jusqu’aux hommes contemporains sans discontinuer via un processus métapsychologique, lui aussi ignorant du réel, de la réalité, du corps et de la chair, car les transmissions s’effectuent selon d’autres voies que les voies matérielles. Pour Freud, le réel n’est pas le réel, car le réel c’est le symbolique qui, nous dit Deleuze, joue un rôle majeur dans le structuralisme bien que « nous ne [sachions] pas du tout encore en quoi consiste cet élément symbolique » (Qu’est-ce que le structuralisme ?). Autrement dit : le réel n’existe pas, car le symbolique prend toute la place, mais on ne sait pas encore ce qu’est ce symbolique qui prend cependant toute la place. Toute cette sophistique sent bon l’eau bénite médiévale.

 

 Deleuze ajoute que la structure qui est tout se dit plus facilement par ce qu’elle n’est pas que par ce qu’elle est : elle n’est pas une forme sensible, ni une figure de l’imagination, ni une essence intelligible, elle n’est ni dicible ni indicible, ni idée platonicienne, ni réelle, ni actuelle, ni fictive, ni possible, ni visible, ni redevable de l’être, ni du non-être ! Sortant de l’ineffable, Deleuze recourt alors au registre oxymorique : elle se trouve dans « un espace inétendu ». Dès lors, elle relève d’une « typologie transcendantale », ce qui, dans le vocabulaire courant, désigne un lieu qui n’est nulle part, une étendue inexistante dans l’espace. C’est une forme dépourvue de forme. Sa réalité est donc virtuelle, mais le virtuel est plus vrai que le réel, en vertu de la précellence du symbolique offert sur le plateau freudien. Cet invisible indicible est tout. Les scolastiques du Moyen Âge ne disaient rien d’autre.

 

 Le structuralisme réalise l’effacement du réel, l’abolition de l’histoire, la suppression de la réalité. La mort de l’homme s’accompagne donc de la mort du réel, la mort de la réalité, la mort de l’histoire au profit du virtuel, plus réel que la réalité, et du symbolique, plus vrai que toute vérité. La sortie du monde concret s’effectue grâce à la houlette freudienne des structuralistes. Ainsi, chacun croit savoir ce qu’est un père ou une mère parce qu’il a un père et une mère dont il est né. Mais chacun se trompe en croyant savoir. Car « père, mère, etc., sont d’abord des lieux dans une structure ». De même, chaque garçon croit savoir ce qu’est un phallus car il s’en estime pourvu. Il se trompe, dira le structuraliste, car le phallus « n’est ni l’organe réel, ni la série des images associées ou associables : il est phallus symbolique ».

 

 L’Homme qui se trouve absorbé dans une vaste opération de fumisterie conceptuelle est régurgité comme une excrétion négligeable. On ne sait pas encore ce qu’est la structure, mais l’on sait qu’elle va abolir l’homme et l’humanisme qui l’accompagne. Chez Sade aussi l’homme disparaît dans l’agencement de signes qu’est le texte des 120 Journées de Sodome. Faut-il conclure qu’il en va de même avec les camps de la mort dans lesquels l’Homme disparaît, non pas brûlé dans un four crématoire, mais dans l’agencement de signes auquel se réduit le national-socialisme ? Le structuralisme est une machine à produire du nihilisme et à avaler l’histoire pour en excréter des déchets conceptuels. Jamais le nihilisme philosophique n’est allé aussi loin. Avec lui, il s’agit moins de mort de la philosophie que de philosophie de la mort.

 

 Les gens n’existent plus, l’individu est mort, la personne a disparu, le sujet est une fiction, l’histoire un rêve. Il n’y a plus de père et de fils sous un même toit, mais une relation structurale et structurelle entre des objets et des agents ayant une valeur symbolique ; il n’y a plus un homme et une femme dans le même lit, mais une relation structurale et structurelle entre des objets et des agents ayant une valeur symbolique ; il n’y a plus un patron et des ouvriers dans l’usine, mais une relation structurale et structurelle entre des objets et des agents ayant une valeur symbolique ; il n’y a plus un analyste et un patient dans le cabinet du psychanalyste, mais une relation structurale et structurelle entre des objets et des agents ayant une valeur symbolique. On ne dématérialise pas le monde de façon plus efficace. La réalité, c’est l’invisibilité qui se trouve entre ce qui n’existe pas et qui est tout.

 

 Voilà le sens de l’antihumanisme structuraliste : l’homme est congédié du monde qui n’est plus constitué que de structures. Dans cette configuration conceptuelle, il n’y a plus d’ouvrier exploité par son patron, plus de femme battue par son mari violent, plus d’enfants assujettis à la sexualité d’un pédophile, plus de Noirs dominés par le colon blanc dans leur pays, mais juste des relations invisibles, des structures indéfinissables – l’invisible qui lie les molécules invisibles du principe homéopathique invisible. Le réel se trouve dissous. Du moins dans les livres…

 

 Mais ces livres qui connaissent un grand succès en librairie et dans les médias ne sont-ils pas la preuve qu’il existe tout de même autre chose que des structures ? Ils sont tout de même pensés, conçus, écrits, rédigés, publiés, signés par des individus, des sujets, des personnes, des hommes qui ne refusent pas le moment venu de toucher le chèque de leurs droits… d’auteur ? Que nenni… Il faudrait être sot pour croire une chose pareille. Les auteurs structuralistes, et parmi eux plus particulièrement particulièrement Michel Foucault et Roland Barthes, enseignent la mort de l’homme, la mort de l’histoire, la mort du réel, la mort de la philosophie, mais aussi, sans craindre le ridicule, la mort… de l’auteur. Que l’auteur annonce la mort de l’auteur ne semble une ineptie pour aucun de ces auteurs.

 

 Le nihilisme structuraliste énonce ce paralogisme de la mort de l’auteur dès 1968, sous la plume de Barthes qui signe un article intitulé « La mort de l’auteur ». Barthes annonce sans trembler que : le texte n’a pas d’auteur ; que l’auteur apparaît récemment dans l’histoire, à savoir avec l’empirisme anglais et le positivisme présenté comme un moment du capitalisme – en fait c’est l’homme de Foucault en tant qu’il tient une plume et signe ses livres ; que l’écriture automatique et le cadavre exquis des surréalistes achèvent cette figure obsolète ; que l’auteur ne parlant pas dans le texte, c’est le langage qui parle à sa place – comme s’il existait un langage sans locuteur, une parole sans celui qui l’émet, un discours indépendant de celui qui le produit ; que l’auteur ne préexiste pas à son œuvre – plus c’est gros, mieux ça passe : Proust ne crée donc pas À la recherche du temps perdu car c’est la Recherche qui crée Proust – dont on peut se demander dès lors ce qu’il faisait et ce qu’il était, voire s’il existait même avant la production de son œuvre ; que le texte est cristallisation d’informations et que la narration n’est pas le fait d’un auteur mais d’un scripteur – ce qui, convenons-en, change tout ; que le scripteur est « sans passions, sans humeurs, sans sentiments, sans impressions » – ce qui se vérifie avec le cas de Marcel Proust comme chacun peut le constater à la lecture de l’œuvre ; qu’il n’existe aucun sens pour aucun texte car tous les sens sont possibles puisque, Duchamp n’est pas bien loin, ce sont les lecteurs qui confèrent le sens et non un hypothétique auteur – dès lors, « la naissance du lecteur doit se payer de la mort de l’auteur ». qui a passé sa vie à décortiquer les textes d’autrui, avait de bien bonnes raisons de penser que le lecteur de roman (qu’il était) s’avérait supérieur à l’auteur de roman (qu’il ne parvenait pas à être). Lui qui a laissé d’innombrables fiches pour ce roman qu’il n’eut pas la puissance de produire et qui, en douce, dans son lit, le soir, loin des regards mondains, lisait Chateaubriand avec délectation, a annoncé la mort de l’auteur parce qu’il ne réussissait pas à le devenir et la prééminence du lecteur parce qu’il parvenait à l’être. Barthes n’aimait pas la biographie, il avait bien raison, elle est la clé de toutes les théories.

 

 Foucault non plus n’aimait pas la biographie. Et il avait les mêmes bonnes raisons que son ami Barthes. Dans le très sérieux Bulletin de la Société française de philosophie, Michel Foucault publie « Qu’est-ce qu’un auteur ? » en juillet-septembre 1969. Mai 68 est passé par là. Il reprend les thèses extravagantes de Barthes pour y souscrire, les développer et les préciser. C’est ainsi qu’une erreur peut commencer une carrière de vérité. Pour Foucault, l’écriture n’a rien à voir avec l’histoire, elle « s’est affranchie du thème de l’expression : elle n’est référée qu’à elle-même […]. Elle est un jeu de signes ordonnés moins à son contenu signifié qu’à la nature même du signifiant » (Dits et écrits, I, 789). Pour le dire dans un vocabulaire normal : peu importe ce que veut dire un texte, ce qui compte, c’est l’agencement de signes dans sa configuration sémiologique. Est-ce que cette loi vaut aussi pour Mon combat d’Adolf Hitler : juste un pur agencement de signes dont le sens compterait pour rien ? Le structuralisme abolit l’auteur et la biographie, le contexte et l’histoire, le réel et la réalité. Autant de succès engrangés pour le nihilisme !

 

 Attaqué par cette jeune garde qui voulait prendre sa place, le vieux Sartre répondit et, pour une fois, il vit juste. L’auteur de la Critique de la dialectique, un livre dont Foucault avait dit en 1966 qu’il s’agissait du « magnifique et pathétique effort d’un homme du XIXe siècle pour penser le XXe siècle », répond quelques mois plus tard à son jeune contradicteur et met dans le mille en affirmant que le structuralisme est « une idéologie nouvelle, dernier barrage que la bourgeoisie puisse encore dresser contre Marx ». Il avait saisi la tactique et la stratégie qui animaient Foucault pour occuper la place du grand auteur que Sartre tenait depuis un quart de siècle. Sartre meurt quelque temps plus tard ; Foucault et une poignée d’autres obtiennent la place escomptée ; peu après, les structuralistes cassent leurs jouets et passent à autre chose. Repu, couvert d’honneurs, honoré par le système, Foucault revint au sujet, ce qui aurait fait sourire Sartre qu’on n’aurait jamais vu, lui, au Collège de France.

 

 Malgré son effacement du devant de la scène, le structuralisme a proliféré sur le mode tumoral et a eu le temps de faire des ravages ; il en fait encore aujourd’hui beaucoup chez tous ceux qui pensent en dehors de l’histoire et de façon anhistorique – les tenants du genre contre le sexe, de l’éducation contre l’instruction, de la pédagogie contre le savoir, de l’instant contre la durée, de la virtualité contre la réalité, de l’idéologie contre les faits. Le ravage majeur du structuralisme fut la mise à mort de l’histoire. Non pas de l’histoire réelle, concrète, elle n’a pas besoin qu’on la pense pour être, mais l’histoire comme souci indispensable à la pensée, comme condition nécessaire bien que non suffisante de la pensée.

 

 Le judéo-christianisme avait produit une conception de l’histoire : il souscrivait à une lecture linéaire qui rendait possible l’avenir sur le mode de la parousie ; il inscrivait le présent dans la dialectique d’un passé dynamique ; il supposait un sens avec un développement logique ; il tablait sur des individus sujets de l’histoire et sujets dans l’histoire ; il n’ignorait pas que la grande individualité, fût-ce sur le mode de la sainteté, produisait l’histoire en même temps que l’histoire la produisait ; il savait que l’homme existait comme force existentielle incarnée dans une forme historique inscrite dans la temporalité.

 

 Le structuralisme a tué toute possibilité de penser l’histoire, donc de s’y inscrire désormais. En évinçant le réel et la réalité afin de donner toute la place au symbolique, les pleins pouvoirs étaient offerts à la structure comme cause incausée, avatar du premier moteur immobile, retour du Dieu transcendant refoulé sous forme de déterminant caché. Le nihilisme a été produit avec beaucoup de méticulosité par ces philosophes qui ont désormais grande réputation partout sur la planète – Lévi-Strauss, Foucault, Barthes, Deleuze, Lacan, Derrida furent pourtant de grands prestidigitateurs d’un monde où tout est désormais devenu possible.

 

 Tourner le dos à toute perspective historique, c’était laisser la voie libre au capitalisme libéral qui a bénéficié de l’incroyable opportunité de la chute du mur de Berlin en 1989 et de la fin de l’Empire soviétique en 1991. L’effondrement du marxisme-léninisme en Europe n’a pas ramené le judéo-christianisme au devant de la scène historique, mais le consumérisme hédoniste qui a creusé le nihilisme et fait avancer le désert cartographié par Nietzsche dans Ainsi parlait Zarathoustra. Le marché, autrement dit l’argent, fait la loi. Piero Manzoni l’a dit…

 

 De la même manière que 1789 qui s’appuyait sur un idéal émancipateur d’égalité a vu se dévoyer ses principes dans la Terreur jacobine de 1793, Mai 68 qui célébrait l’idéal tout autant émancipateur de liberté a sombré dans le triomphe sans partage du marché. De Gaulle congédié par Mai 68 fut remplacé à la tête de l’État par un banquier issu de l’École normale supérieure – l’histoire s’effaçait et laissait la place à la finance et à la rhétorique. Dans le processus de déchristianisation, les dévots de la religion du Veau d’or n’avaient plus grand-chose à faire pour mettre l’édifice judéo-chrétien à bas. Depuis lors, l’Occident est à vendre.

 

Onfray, Michel. Décadence

Onfray, Michel. Décadence Flammarion.

Chacun connaît les pyramides égyptiennes, les temples grecs, le forum romain et convient que ces traces de civilisations mortes prouvent… que les civilisations meurent – donc qu’elles sont mortelles ! Notre civilisation judéo-chrétienne vieille de deux mille ans n’échappe pas à cette loi.

Du concept de Jésus, annoncé dans l’Ancien Testament et progressivement nourri d’images par des siècles d’art chrétien, à Ben Laden qui déclare la guerre à mort à notre Occident épuisé, c’est la fresque épique de notre civilisation que je propose ici.


On y trouve : des moines fous du désert, des empereurs chrétiens sanguinaires, des musulmans construisant leur « paradis à l’ombre des épées », de grands inquisiteurs, des sorcières chevauchant des balais, des procès d’animaux, des Indiens à plumes avec Montaigne dans les rues de Bordeaux, la résurrection de Lucrèce, un curé athée qui annonce la mort de Dieu, une révolution jacobine qui tue deux rois, des dictatures de gauche puis de droite, des camps de la mort bruns et rouges, un artiste qui vend ses excréments, un écrivain condamné à mort pour avoir écrit un roman, deux jeunes garçons qui se réclament de l’islam et égorgent un prêtre en plein office – sans parler de mille autres choses…

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