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Incompatibilité islam et christianisme

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Heurs et malheurs des Sarrasins

Deuxième intermède musulman

 

Hiver 1391, Ankara (Turquie).

 

L’empereur Manuel II Paléologue dialogue avec un musulman. Quid des musulmans pendant ce long Moyen Âge ? Par plus d’un point, ils contribuent à forger l’identité de l’Europe judéo-chrétienne. Non pas tant, en vertu d’une injonction du politiquement correct, parce que l’Occident leur devrait tout grâce à leurs traductions des textes grecs concernant la philosophie et la médecine, la théologie et la métaphysique, la science et le droit, la poésie et la musique, mais parce qu’ils sont une entité qui, depuis les croisades, structure le judéo-christianisme comme son frère ennemi monothéiste. La Bible ne nous apparaît telle qu’en regard du Coran ; et vice versa. L’adversaire joue toujours un rôle architectonique dans la construction d’une identité.

 

 Or, l’Europe judéo-chrétienne ne se construit pas en relation, même conflictuelle, avec le shintoïsme japonais, le confucianisme chinois, l’hindouisme indien ou le bouddhisme népalais, ni même avec l’animisme africain ou le chamanisme sibérien, mais avec l’islam d’abord oriental. De la conquête de l’Espagne, le 11 juillet 711, à l’échec du siège de Vienne par les Turcs en 1683, en passant par les aventures de Charles Martel à Poitiers, le 25 octobre 732, ou la bataille de Lépante, le 7 octobre 1571, ce sont presque mille ans, neuf cent soixante-douze ans pour être précis, de batailles entre Sarrasins et chrétiens qui déterminent, de part et d’autre, le judéo-christianisme et l’islam comme des civilisations abrahamiques autonomes, bien qu’en perpétuelles relations.

 

 Que Charles Martel arrête les Arabes à Poitiers est devenu une scie musicale historique rabâchée dans les manuels scolaires d’antan sans qu’on sache véritablement qui était Charles Martel, quel était le nom du chef de guerre lui faisant face, ce que fut vraiment cette bataille près de Poitiers, combien de guerriers étaient impliqués, quels en étaient les enjeux, quelle était exactement la date, voire le siècle, de ce fameux événement hissé au rang de grand moment dans l’histoire de France, mais aussi dans l’histoire de l’Europe et des relations de l’Occident chrétien avec l’Orient arabe musulman.

 

 Du temps même de Mahomet, l’islam est conquérant et, au sens premier du mot, impérialiste : il s’agit pour lui de réaliser un Empire islamique. De fait : au VIIe siècle, outre l’Arabie de La Mecque et de Médine, l’Afrique du Nord (Maghreb), la Syrie, la Palestine, la Mésopotamie (Irak), l’Arménie, l’Égypte, la Perse (Iran), l’Afghanistan, l’Asie du Sud s’islamisent ; au VIIIe, c’est au tour de l’Ouzbékistan et du Kirghizstan, puis du sud de l’Espagne, avec Cordoue comme nom emblématique ; au IXe, ce sont la Sicile et Malte qui vivent sous le régime coranique ; au Xe, ce sont enfin les Baléares. Aux XIe et XIIe siècles, les Almoravides descendent jusqu’au fleuve Sénégal et sont à Tombouctou, les Fatimides jusqu’au Soudan et en Érythrée, à l’est, les Turcs seldjoukides sont à Kaboul, au nord, ils montent jusqu’à la mer d’Aral. Au XIIIe et au XIVe, ils élargissent leur frontière vers l’est et sont aux contreforts de l’Himalaya.

 

 Boiteux et handicapé d’un bras, Tamerlan (1336-1405), un Turco-Mongol musulman, a laissé le souvenir d’un dictateur hors pair ! Il fonde la dynastie des Timourides et tue, dit-on, plus d’un million de personnes – soit quatre fois la population de Paris à cette époque… Il laisse un souvenir impérissable avec ses « minarets de crânes » – une expression de son biographe Jean-Paul Roux. Ses troupes constituent d’immenses pyramides faites avec des têtes de guerriers masculins mais aussi, parfois, de civils, dont des femmes. Tamerlan érige « des minarets de crânes » humains à proximité des métropoles. Ispahan, Tus, Delhi, Alep, Bagdad, etc., mais aussi à l’entrée des villages, aux abords des châteaux forts et sur les terrains de parcours des tribus nomades. Si certains étaient petits, d’autres atteignaient une taille monumentale : plusieurs mètres de diamètre et une hauteur « supérieure à celle des plus hautes architectures ». À Ispahan, selon l’estimation de Hafiz-i Abru, témoin oculaire, il y en avait 45, entre 1 000 et 2 000 têtes. À Bagdad, on en aurait dénombré davantage, 120, mais de moindre dimension, n’enchâssant « que » 750 têtes, ce qui représente tout de même le total effarant de 90 000 crânes ».

 

 Tamerlan se réclame du djihad qui peut s’appuyer sur nombre de sourates du Coran, dont celle-ci : « Nous envoyâmes contre eux un vent de désolation qui ne laissa rien sans l’avoir réduit en cendres » ; il se réclame de la guerre sainte, même contre les Djaghataïdes, des musulmans eux aussi, certes, mais accusés de tiédeur dans l’exercice de la foi ; il ravage l’Asie centrale ; il détruit les trois quarts de Samarkand; il laisse 1,3 million de morts à Merv, un million à Nichapour et Herot, au total 90 % de la population de la région du Khorasan. Les imams prophétisent ses succès. Son royaume timouride se dit islamique.

 

 En l’an 1000, la conquête de l’Afghanistan par les musulmans a été terrible. De même avec l’Inde. Toute la population de la région de l’Hindou Kuch a été rayée de la carte. Le sultan Bahmani qui gouvernait l’Inde centrale s’était fixé un quota d’hindous à détruire : 100 000 par an. En 1399, quand il prend Delhi, Tamerlan en détruit autant, 100 000, en une seule journée. Entre l’an 1000 et 1525, la somme des hommes et des femmes, des enfants et des vieillards hindous massacrés par refus de se convertir à l’islam s’élève à 80 millions de personnes.

 

 Nul ne disconviendra qu’il est dans la nature théorique et pratique, théologique et politique de l’islam d’être concrètement conquérant. Dans le Sahîh Al-Boukhârî – en français : Les Traditions islamiques –, l’imam El-Bokhâri (810-870) consacre de longs chapitres à ce sujet. Ainsi « De la guerre sainte » (II, LVI) et « Des expéditions militaires » (III, LXIV). Ce monumental ouvrage fort de 7 563 hadiths validés par les sunnites comporte nombre de paroles estampillées du Prophète qui montrent que la guerre sainte s’avère la voie royale qui conduit au paradis : « Celui qui combat pour que la parole de Dieu soit au-dessus de tout, celui-là est dans la voie de Dieu » (LVI, XV), dit ainsi Mahomet. À quoi le Coran ajoute : « Ne pensez pas que ceux qui ont succombé dans la voie de Dieu soient morts ; ils sont vivants près de leur Dieu, recevant leur nourriture » (III, 169). Tuer au nom de Dieu, c’est obtenir la vie éternelle près de lui.

 

 La partie concernant les expéditions militaires prouve, si besoin en était encore, que, certes, le djihad peut être une guerre entre soi et soi pour sa propre édification spirituelle, mais qu’il est aussi une guerre concrète contre un autrui très concret dont on coupe la tête, tanche les membres et verse le sang. Mahomet n’étant pas le dernier des combattants sur ce terrain. Djihad contre soi, certes, mais djihad contre autrui aussi…

 

 Après avoir conquis le Moyen-Orient et le Maghreb, ainsi qu’une partie des îles méditerranéennes, les guerriers musulmans avisent l’Espagne judéo-chrétienne – le sud de l’Europe. Il s’agit d’étendre les conquêtes en augmentant ce qui relève du dar al-Islam, le domaine islamique. Ce qui passe par une augmentation du dar al-Harb, le domaine de la guerre. Les succès s’enchaînent : au départ de Gibraltar (en l’an 711) et en direction du nord, Guadalate (711), Cordoue, Séville, Tolède (714), puis, après avoir franchi les Pyrénées, Narbonne (719), Nîmes, Carcassonne (725). La lecture d’une carte n’exige pas de grandes compétences géostratégiques : l’objectif est d’aller toujours plus au nord. À partir de la Narbonnaise, et ce pendant quarante années, les musulmans poussent vers le nord de la Gaule, ils remontent la vallée du Rhône. Ils sont en Aquitaine et en Bourgogne. Lors de la bataille de Bordeaux (732), le califat omeyyade s’empare de la ville du duché d’Aquitaine. Dès lors, quoi qu’on en pense, Charles Martel contribue en effet à arrêter le mouvement.

 

 En 732, la bataille de Poitiers met en scène plusieurs milliers d’hommes du côté sarrasin commandés par Abd al-Rahmân al-Ghâfiqî. Églises brûlées, populations exterminées, pillages des villages sur le chemin qui conduit de Bordeaux aux environs de Poitiers là où a lieu la bataille – probablement entre Poitiers et Tours, plus près de cette dernière ville que de la première. Les dates fluctuent ; les historiens retiennent le 25 octobre 732. Le combat a lieu pendant sept jours : d’abord des escarmouches, les Sarrasins arrosent de flèches les Francs et mènent possiblement une charge de cavalerie, en vain ; dans la mêlée, l’émir andalou est tué, ses soldats prennent la fuite ; la nuit tombe, Charles Martel ordonne d’en rester là. Il attend le lendemain pour mener l’assaut. La nuit passée, il attaque le camp – qui est vide. Les Sarrasins sont partis. On ne trouve aucune trace d’eux : ils se sont volatilisés dans la nature.

 

 La seule source historiographique de cette bataille est due à un auteur anonyme mozarabe – autrement dit, à un chrétien arabisé vivant en al-Andalus. Sa Chronique mozarabe dit qu’elle a opposé les « Européens » aux « Arabes ». Charles Martel informe le pape de la mort du gouverneur d’al-Andalus. Cette chronique qui date de 754 utilise donc le mot européen pour l’opposer aux Arabes musulmans, des ismaéliens. Les musulmans n’iront jamais plus au nord. Ils sont en Provence et occupent Avignon et Arles en 734. Charles Martel assiège la ville d’Avignon, incendie la cité, capture les Sarrasins, les massacre et restaure le pouvoir chrétien. Ses armées descendent plus au sud et rétablissent le catholicisme en Provence. Le pape nomme Charles Martel vice-roi en 739. D’aucuns pensent aujourd’hui que cette bataille n’eut rien de religieux – pas d’amalgame…

 

 Entre le VIIe et le XIIe siècle, des chrétiens syriaques fuient les conquêtes musulmanes. De même les Perses et les Levantins. Des Syriens, des Arméniens, des Slaves, chassés eux aussi par les musulmans iconoclastes, nourrissent également ces mouvements migratoires. Chassés par les musulmans, des Maghrébins passent en Espagne ; puis, pourchassés à leur tour, les Espagnols se rendent en Gaule. Chaque fois, il s’agit des élites : le clergé, bien sûr, moines et évêques, mais aussi les lettrés, les philosophes, les médecins, les mathématiciens arrivent par vagues. Ils emportent avec eux les traités de leurs disciplines. Pour les philosophes : des commentaires philosophiques de l’école d’Alexandrie ; pour les médecins : les livres d’Hippocrate et de Galien ; pour les mathématiciens : ceux d’Archimède et d’Euclide.

 

 Dès le début du IVe siècle, les chrétiens syriaques traduisent en arabe les auteurs anciens – al-Fârâbî, Avicenne et Averroès ignorent le grec. Hunayn ibn Ishaq (803-873), un Arabe chrétien, nestorien en l’occurrence, est un médecin, traducteur, philosophe et théologien qui parle le grec, le syriaque et l’arabe. On lui doit le passage du plus grand nombre de textes de la médecine grecque aux Arabes – il a traduit 104 ouvrages de Galien. Son école de traducteurs, composée de chrétiens nestoriens, a traduit aussi bien le Serment d’Hippocrate que les Éléments d’Euclide. En philosophie, on lui doit la traduction de presque tout Aristote, ainsi que des dialogues majeurs de Platon – Les Lois, le Timée et La République. Le Sabéen, judéo-chrétien donc, Théodore Abu Qurra (836-901), philosophe, mathématicien, traduit Archimède et nombre d’autres mathématiciens. Jean Mésué (776/780-855 ?), chrétien nestorien, médecin, philosophe, logicien, produit une littérature médicale abondante.

 

 Jacques de Venise, au Mont-Saint-Michel, en plein XIIe siècle, est l’homme par lequel s’effectue le passage du grec au latin de la philosophie d’Aristote. Plus personne ne parle grec et tout le monde parle latin à l’heure où il rend possible la lecture du philosophe Thomas d’Aquin, donc la philosophie scolastique médiévale. À cette époque, à Tolède, on n’a pas encore commencé les traductions des philosophes à partir de l’arabe. C’est donc quarante ans avant les dates habituellement données, après 1165, et le nom consensuellement fourni, Gérard de Crémone, que Jacques de Venise, un clerc vénitien de Constantinople installé en Normandie, traduit Aristote, et ce avant 1127, jusqu’à sa mort au Mont vers 1145-1150.

 

 Jacques de Venise a donc donné les premières traductions du grec au latin, en économisant les versions arabes, des Seconds analytiques (1128), des courts traités De l’âme et De la mémoire, d’une grande partie des Petits traités d’histoire naturelle, de la Réfutation des sophistes, de la Physique (vers 1140 – alors que Gérard de Crémone donne la sienne en 1187…), des Topiques, une partie de la Logique, la totalité de la Métaphysique, De la longueur et de la brièveté de la vie, De la génération et de la corruption et deux livres de l’Éthique à Nicomaque. Ces traductions, abondamment copiées, très diffusées, infusent l’Europe occidentale. Jean de Salisbury, Thomas d’Aquin, Robert de Grossetête, Albert le Grand travaillent à partir d’elles. Nombre de chrétiens syriaques ont donc été actifs sur plusieurs siècles, de la fin du VIIIe au XIIe, ce qui témoigne en faveur d’un pontage chrétien du savoir grec au monde européen, bien avant le pontage arabo-musulman et ce, indépendamment de lui. Par cette voie, le judéo-christianisme a pu se nourrir des humanités de l’Antiquité que le régime chrétien antique avait massacrées en son temps.

 

 Al-Andalus a fonctionné et fonctionne encore souvent comme un mythe susceptible de montrer qu’il y eut un grand moment dans l’histoire où le territoire espagnol administré par les musulmans était un lieu de tolérance pour les Juifs et les chrétiens. De multiples raisons expliquent cette carte postale – une lecture arabo-musulmane nationaliste qui souhaite défendre sa religion contre le judéo-christianisme ; une lecture marxiste qui présente l’islam comme la religion de paix et d’amour des peuples opprimés par le capitalisme international désireux d’en finir avec le règne du Capital ; une lecture antisioniste qui aspire à montrer que, jusqu’à la création de l’État d’Israël, les communautés juives et musulmanes s’entendaient bien. Une version n’excluant pas les autres.

 

 Cette fiction passe sous silence la dhimmitude qui régissait le régime des non-musulmans habitant en terre d’islam et qui, pour exister, étaient tenus de payer un impôt, la gizya, qui trouve sa légitimation dans le Coran : « Combattez ceux qui ne croient pas en Dieu et au Jour dernier ; ceux qui ne déclarent pas illicite ce que Dieu et son Prophète ont déclaré illicite ; ceux qui, parmi les gens du Livre, ne pratiquent pas la vraie religion. Combattez-les jusqu’à ce qu’ils paient directement le tribut après s’être humiliés » (IX, 29). Il s’agit donc de soumettre à l’impôt les Juifs et les chrétiens quand ils vivent sur un terrain où l’islam fait la loi. La tolérance n’est pas le produit d’un contrat dans lequel le paiement d’un tribut permet qu’on soit toléré.

 

 Cet impôt est pensé par les jurisconsultes un siècle après la mort de Mahomet. Il suppose que les musulmans étant seuls dans la vraie foi, ils sont les seuls à pouvoir légitimement bénéficier des biens créés et offerts par Dieu. Une fois signé, le pacte est impossible à rompre. Le talion qui fait la loi dans le Coran ne le fait plus entre Juifs, chrétiens et musulmans : un musulman qui tue un Juif ou un chrétien n’est pas tué ; un Juif ou un chrétien qui tuent un musulman, si. Les dhimmis n’ont pas le droit : d’avoir des livres religieux musulmans ; de s’en entretenir avec des musulmans ; d’avoir des serviteurs musulmans ; d’entretenir une relation dans laquelle le musulman serait en situation d’infériorité sociale ; d’avoir une relation sexuelle avec des musulmans, ce qui est alors puni de mort ; qui plus est, donc de se marier avec eux ; de se convertir à l’islam ; de porter les vêtements de leur choix – ils sont contraints de s’affubler d’étoffes grossières, de porter des ceintures spéciales, de se mettre des bonnets sur la tête ; de monter des chevaux, la monture noble, et de se déplacer à dos d’âne ; d’habiter des maisons trop hautes ; de se comporter sans manifester de façon visible humilité, soumission, modestie…

 

 Les faits montrent que les relations ne furent pas aussi idylliques qu’il est dit dans al-Andalus, sous les Omeyyades d’Espagne : en 796 et en 817, massacre de chrétiens à Cordoue ; en 828, assassinats massifs de chrétiens à Tolède ; en 850, décapitation du prêtre Perfectus qui a relevé des erreurs dans le Coran ; en 851, emprisonnement de tous les chefs chrétiens de Cordoue ; en 852, épuration de l’administration purgée de ses chrétiens et destruction de leurs églises ; la même année, en présence d’un chrétien assis nu à l’envers sur un âne et fouetté dans la rue, insulté par un crieur public, les chrétiens Aurèle et sa femme Nathalie, qui feignaient la conversion à l’islam pour sauver leur peau, affirment publiquement leur foi chrétienne – ils sont décapités avec trois autres de leurs compagnons ; en 976, purge de la bibliothèque califale riche de 600 000 manuscrits et autodafés publics ; raids contre les infidèles et pillage à Barcelone (985), Zamora (987), Saint-Jacques-de-Compostelle (997) ; en 1010, massacre des Juifs de Cordoue ; 1016, même traitement pour ceux de Grenade ; vers 1090, les Almoravides exterminent des chrétiens à Valence ; en 1124, ils déportent les survivants au Maroc et en font des esclaves ; en 1125, ils passent au fil de l’épée les chrétiens de Grenade ; puis ils expulsent les chrétiens de Séville ; le philosophe Averroès est exilé à Lucena, à une centaine de kilomètres au sud-ouest de Cordoue ; d’autres philosophes (musulmans !) subissent le même sort – ainsi al-Mahrî qui avoue lui aussi lire des philosophes antéislamiques ou bien Abû-l-Rabî al-Kafîf, Abû-l-Abbâs al-Quarrâbi, Abû Ja far al-Dhahabî ; à treize ans, Maïmonide est contraint à l’exil quand les Almohades entrent dans Cordoue, il part à Almeria avec sa famille, les persécutions ne cessant pas, il quitte l’Espagne pour Fès (Maroc) où il est obligé, pour ne pas être tué, de se convertir à l’islam – ce qu’il feint de faire. Au XIIIe siècle, la Reconquista change la donne ; au XVe, après huit siècles d’existence (de 711 à 1492), après de nombreuses villes, Grenade est reconquise. Fin d’al-Andalus.

 

 Isabelle et Ferdinand mettent le point final à la Reconquête. Le pape Sixte IV leur envoie une croix d’argent en 1482 pour soutenir et bénir l’événement. Façon de signifier que ce moment de l’histoire de l’Europe est assimilable à une croisade – gagnée. Le 2 janvier 1492, l’Alhambra passe aux mains catholiques. Rome fête l’événement avec une débauche d’offices d’actions de grâce avec décorum, d’immenses processions sans fin, des feux d’artifice qui occasionnent des dépenses somptuaires. Al-Andalus n’est plus. Cette fois-ci, la poussée musulmane en Europe en restera là.

 

 Les relations du christianisme avec l’islam font l’économie d’une lecture du Coran jusqu’au XIIe siècle – du moins pour ceux qui ne lisent pas l’arabe. Car le texte n’est traduit en latin qu’à cette époque, en Espagne, par Robert Ketton, Hermann de Carinthie, Pierre de Tolède et Pierre de Poitiers. Pierre le Vénérable écrit : « Je suis donc allé trouver des spécialistes de la langue arabe qui a permis à ce poison mortel d’infester plus de la moitié du globe. Je les ai persuadés à force de prières et d’argent de traduire d’arabe en latin l’histoire et la doctrine de ce malheureux et sa loi même qu’on appelle Coran. Et pour que la fidélité de la traduction soit entière et qu’aucune erreur ne vienne fausser la plénitude de notre compréhension, aux traducteurs chrétiens j’en ai adjoint un Sarrasin. Voici les noms des chrétiens : Robert de Chester, Hermann le Dalmate, Pierre de Tolède ; le Sarrasin s’appelait Mahomet. Cette équipe après avoir fouillé à fond les bibliothèques de ce peuple barbare en a tiré un gros livre qu’ils ont publié pour les lecteurs latins. Ce travail a été fait l’année où je suis allé en Espagne et où j’ai eu une entrevue avec le seigneur Alphonse, empereur victorieux des Espagne, c’est-à-dire en l’année du Seigneur 1141. » Où l’on voit que le manque d’empathie peut cohabiter avec l’envie de publier une traduction fidèle.

 

 Le dialogue a été entamé par François d’Assise qui, en 1219, en pleine croisade, la cinquième, rend visite au sultan Malik al-Kâmil (en français : le roi parfait…). En 1213, le pape Innocent III a publié une bulle dans laquelle il fustige l’islam : « Un fils de perdition, le pseudo-Prophète Mahomet, s’est levé. Par des incitations terrestres et des plaisirs charnels, il a détourné maintes gens de la vérité. Sa perfidie a prospéré jusqu’à ce jour. » D’où la nécessité d’une nouvelle croisade contre les Sarrasins. À sa mort, le nouveau pape, Honorius III, reprend le projet à son compte.

 

 François arrive à Damiette pendant l’été 1219. Il y reste plusieurs mois, entre juillet-août et novembre, devant la ville assiégée depuis plus d’un an. Le poverello d’Assise brave tous les interdits et, en septembre 1219, accompagné de Frère Illuminé [sic], il franchit les lignes ennemies en direction du sultan. Des soldats musulmans l’interpellent et le conduisent à leur maître. Giotto peindra la chose en 1300 dans la basilique d’Assise. Jacques de Vitry qui assiste à la scène écrit une lettre au pape et raconte : « Brûlant de zèle pour la foi chrétienne, il n’a pas craint de traverser l’armée des ennemis et, après avoir prêché quelques jours la parole de Dieu aux Sarrasins, il obtint peu de résultats » (Lettre 6). Entouré des docteurs de la loi musulmane, le sultan a écouté avec calme et respect ; ensuite, il a demandé qu’on reconduise cette tête brûlée dans son camp, celui des croisés, avant de lui demander de prier son Dieu afin qu’Il le convertisse… à l’islam ! Le sultan ne se convertit point au christianisme ; pas plus le franciscain à l’islam. Le 5 novembre 1219, les croisés mènent une nouvelle attaque et prennent Damiette avec de nombreux massacres et force violence. François reprend la route vers la Syrie, puis revient en Italie. Dialogue de sourds…

 

 Un siècle plus tard, à Ankara (Turquie), dans une fourchette qui va de 1390-1391 à 1391-1392, l’empereur byzantin Manuel II Paléologue (1350-1425), lettré et sage, théologien et protecteur des lettres, tournant le dos à l’aristotélisme thomiste au profit du platonisme grec, rencontre un musulman et débat avec lui. Certes, il existait des pseudo-rencontres entre des partisans du Christ et des tenants de Mahomet, mais c’étaient des exercices rhétoriques effectués sur le papier, en regard des philosophes et uniquement élaborés à partir des textes. L’empereur croit que la rhétorique et l’argumentation peuvent convertir un musulman au christianisme.

 

 Comme l’empereur Marc Aurèle écrit ses Pensées pour moi-même sous la tente dans un campement militaire aux frontières de l’Empire romain et des pays barbares, l’empereur catholique byzantin Manuel II Paléologue se trouve lui aussi dans un campement militaire d’Anatolie, en hiver, dans un pays où règne un sultan. Il a pris pension chez un musulman lettré désireux d’échanger sur la religion chrétienne. Le musulman parle en compagnie de ses deux fils dont l’un est peut-être juge, d’habitants du village et d’étrangers de passage. Manuel parle grec ; les autres, turc ou persan. Un interprète traduit jusqu’à tôt le matin tant l’intérêt est grand de part et d’autre. Dans les ultimes années du XIVe siècle, ces 26 conversations donnent un livre ayant pour titre Entretiens avec un musulman.

 

 Les 26 entretiens concernent : le Paradis, l’âme des animaux, l’ordalie, les caractères respectifs de Moïse et de Mahomet, le Paraclet, le doute et la foi, la christologie, la Trinité, l’Incarnation, l’Eucharistie, la virginité de Marie, l’origine humaine de Jésus, la vie de Jean-Baptiste, la justification des images, la rédemption, la mission des apôtres, les anges. Le musulman donne pour preuve de sa bonne foi le fait qu’il brave l’interdit coranique de discuter avec des chrétiens sous prétexte qu’ils sont mieux armés pour la controverse théologique.

 

 Lors de la septième controverse, Manuel II Paléologue affirme que ce qui fait la vérité de l’islam est déjà dans le judaïsme : concéder que la loi de Moïse est descendue de Dieu, refuser de vouer un culte aux idoles, abolir le polythéisme, croire en un seul Dieu créateur de la terre et faire de la circoncision un signe d’appartenance à la communauté. Où l’on retrouve cette idée que l’islam ne serait qu’une hérésie juive, voire, pour d’autres, une hérésie chrétienne. Concernant l’islam, Manuel II Paléologue demande à son interlocuteur : « Montre-moi que Mahomet ait rien institué de neuf : tu ne trouveras rien que de mauvais et d’inhumain, tel ce qu’il statue en déclarant faire progresser par l’épée la croyance qu’il prêchait » (2.c). Nombre de sourates du Coran donnent en effet raison à l’empereur byzantin.

 

 Le Byzantin poursuit. « De trois choses, l’une devait nécessairement arriver aux hommes sur la terre : ou se ranger sous la loi, ou payer des tributs et ne plus être réduits en esclavage, ou, à défaut de l’un et de l’autre, être taillés par le fer sans ménagement » (3.a). Est-ce vrai ? Est-ce faux ? C’est vrai. Non pas selon le Coran pas plus selon les hadiths où l’on ne retrouve pas ces distinctions, mais chez les théologiens musulmans. Le fiqh, le droit islamique, distingue en effet, on l’a déjà vu, le « domaine de l’islam » (dar al-Islam) et le « domaine de l’infidélité » (dar al-kufr), tout devant être fait pour augmenter le premier et réduire le second.

 

 Manuel II Paléologue critique ces trois exigences de l’islam à l’endroit de tout ce qui n’est pas lui. Un : se soumettre par la conversion. Deux : payer un impôt pour vivre en esclave. Trois : mourir. Démonstration de l’empereur à l’endroit du musulman : « Cela est fort absurde. Pourquoi ? Parce que Dieu ne saurait se plaire dans le sang, et que ne pas agir raisonnablement est étranger à Dieu. Ce que tu dis a donc franchi, ou presque, les bornes de la déraison. D’abord en effet, comment n’est-il pas très absurde de payer de l’argent et d’acheter ainsi la faculté de mener une vie impie et contraire à la Loi ? Ensuite, la foi est un fruit de l’âme, et non du corps. Celui donc qui entend amener quelqu’un à la foi a besoin d’une langue habile et d’une pensée juste, non de violence, ni de menace, ni de quelque instrument blessant ou effrayant. Car de même que, quand il est besoin de forcer une nature non raisonnable, on n’aurait pas recours à la persuasion, de même pour persuader une âme raisonnable, on ne saurait recourir à la force du bras, ni au fouet, ni à aucune autre menace de mort. Nul ne saurait jamais prétendre que, s’il use de violence, c’est malgré soi, car c’est un ordre de Dieu. Car s’il était bon d’attaquer avec l’épée ceux qui sont totalement incroyants et que ce fût là une loi de Dieu descendue du ciel – comme Mahomet le soutient – il faudrait sans doute tuer tous ceux qui n’embrasseraient pas cette loi et cette prédication. Il est en effet bien impie d’acheter la piété à prix d’argent. En opines-tu autrement ? Je ne le pense pas. Comment le ferais-tu ? Or si cela n’est pas bon, tuer est encore bien pire. » Long silence de l’assemblée après cette péroraison du chrétien. Le traducteur, chrétien lui aussi, jubile intérieurement. Il évite de montrer sa trop grande joie d’avoir entendu une argumentation aussi efficace. Il s’adresse à l’assemblée en la provoquant ; il lui faut répondre pour éviter l’humiliation d’un pareil camouflet…

 

 Le musulman se lève, digne, et répond. Il convient de l’excellence de la Loi des Juifs et des chrétiens, mais il affirme la supériorité de la sienne. Il estime très haute la loi chrétienne, très haute, mais, de ce fait, très impraticable, excessive, dure, donc imparfaite. Mahomet invite à des choses moins exigeantes, certes, mais praticables, humaines. La hauteur de vue spirituelle, quand elle est impossible à réaliser, est mauvaise ; mais bonne la voie moyenne et modérée qui propose une théorie susceptible d’être mise en pratique. Parodiant Péguy, on pourrait dire du christianisme qu’il a les mains pures et propres, mais qu’il n’a pas de mains…

 

 La vertu, c’est le juste milieu ; ce qui n’est pas juste milieu est vice. Et le penseur perse d’égrener les invites chrétiennes impossibles à pratiquer : aimer ses ennemis et prier pour eux, les nourrir quand ils ont faim ; haïr ses parents et ses propres frères ; laisser au voleur ce qu’il a pris et, mieux, lui donner ce qu’il aura laissé ; donner à tous ceux qui demandent, quels qu’ils soient ; tendre l’autre joue à celui qui nous frappe ; ne jamais résister ni répondre à la violence ; renoncer aux biens de ce monde, y compris les plus élémentaires : un bâton, une besace, une tunique, quelques pièces ; n’avoir aucun souci du lendemain. Quel homme digne de ce nom peut pratiquer ces exhortations ? Ne pas aimer ses amis mais aimer ses ennemis ? Laisser les voleurs voler ? Ne pas répondre à celui qui nous insulte, nous humilie ou nous frappe ? N’avoir aucun souci de l’ici-bas, du jour présent et du lendemain ? Voilà qui se trouve au-delà des forces de tout humain normalement constitué. Et le Perse de poursuivre. Quant à la virginité, le christianisme y invite, mais comment est-ce possible ? « Vivre dans un corps et vouloir imiter la nature des incorporels et, comme si l’on vivait en pur esprit, ne pas approcher de la femme, est contraire à la raison : c’est un lourd fardeau et une grande violence. » De même avec les conséquences de la virginité : ne pas faire d’enfants, c’est vouer le monde aux gémonies et œuvrer à sa destruction. « Or il est entièrement absurde et indigne de Dieu de faire l’être humain mâle et femelle au commencement, de lui prescrire de multiplier, et ensuite, la prescription ayant atteint sa fin et la terre s’étant remplie d’hommes, de donner aux hommes une loi qui doit faire disparaître les hommes. »

 

 La Loi est qu’un homme rencontre une femme et qu’il se marie avec celle qui devient ensuite la mère de ses enfants. Si tout le monde obéissait à la Loi qui impose la virginité, le monde disparaîtrait. Est-ce cela que veut le christianisme ? Plein de bon sens, le Perse dit : « Ainsi donc, ces préceptes, à savoir se multiplier et garder la virginité, ne s’accordent point. Et puisqu’il faut de toute nécessité que, étant donné leur opposition, l’un soit bon et l’autre pas, est mauvais, à mon sens, celui qui engage les hommes à avoir sur Dieu une opinion indécente. Or c’est bien le cas de ce qui aurait fait disparaître le genre humain, la virginité ainsi que je l’ai dit. » Dans le classement, la loi musulmane arrive avant la loi chrétienne qui arrive avant la loi juive. Dès lors, le musulman refusera la conversion du Juif à moins qu’il n’ait entre deux adopté la loi chrétienne. Le salut du Juif qui supposerait son devenir musulman n’est envisageable qu’après un passage dans un sas de décontamination chrétien. Car Mahomet est « porteur de la loi parfaite ». En refusant la conversion à l’islam, les Juifs « par leur folie travaillent à leur perte ». Le vieil homme hausse les sourcils, se tait et s’assied. Ses enfants applaudissent.

 

 L’empereur reprend la parole. La logique continue à faire la loi. Le débat aussi. Le Byzantin relève une contradiction chez le Perse : comment peut-il dire d’une part que la loi de Moïse est bonne et, d’autre part, dire qu’elle est mauvaise quand elle est celle du Christ, c’est-à-dire loi mosaïque elle aussi ? Comment attaquer la loi sur la virginité puisqu’elle est loi de Moïse elle aussi ? Là où le Perse voit une contradiction, le chrétien voit « choses extraordinaires et surnaturelles » susceptibles d’être clairement perçues par ceux qui le veulent – autrement dit, dans une formule qui dissipe les fumées sophistiques : ce qui paraît incompatible avec la raison, il suffit de le croire… Il suffit de se dire que ce que l’on ne comprend pas relève en nous de la faiblesse d’Adam et que ce que l’on peut comprendre on le doit à la sagesse de Dieu. Vouloir croire ouvre le Royaume de Dieu ; or, qui pourrait ne pas vouloir du Royaume de Dieu ? Dès lors, puisqu’on doit vouloir le Royaume de Dieu, il faut croire – même ce qui paraît déraisonnable. CQFD !

 

 Le Christ a donné des principes qui, si on les suit, effacent l’effet du péché originel. Certaines exhortations, certains conseils s’adressent aux plus parfaits ; d’autres concernent des serviteurs moins zélés. Ici, ceux qui ont choisi de consacrer leur vie à Dieu ; là, ceux qui le souhaitent aussi, mais avec moins d’exigence. D’un côté, les ministres de Dieu ; de l’autre, ses fidèles. Dieu a accordé le libre arbitre aux hommes. Chacun peut, ou non, en faire un bon usage : vouloir la plus grande perfection ou vouloir une perfection, sans qu’elle soit la plus grande, voilà qui détermine des « hommes supérieurs » et des « hommes inférieurs » mais aussi, ceux qui ne relèvent ni de l’un ni de l’autre, à savoir « le troupeau des pourceaux qui n’ont rien de bon ». Chacun sera récompensé en fonction de ses efforts.

 

 Dieu ne s’adresse pas de la même manière à chacun ; il leur parle selon sa possibilité, sa volonté qui ne sont pas toutes égales. Mais il sait que chacun ne donnera que ce qu’il donnera. Il sera dès lors jugé sur ce qu’il aura donné. Dieu procédera « par ordre de mérite » (20.a). Autrement dit, les hommes ont le choix, puisqu’ils sont doués de libre arbitre ; ils en feront l’usage qu’ils en voudront et opteront pour plus ou moins d’exigence dans l’obéissance aux commandements du Christ ; de ce fait, Dieu accordera sa grâce en regard de ce que les hommes auront fait – ou pas. Doctrine chrétienne officielle…

 

 Manuel II Paléologue distingue trois groupes parmi ceux qui rendent un culte à Dieu : d’abord, ceux qui croient par peur des châtiments – et qui ne feront pas partie des mieux lotis, car le bien fait par peur des représailles si l’on fait le mal n’est pas le bien ; ensuite, ceux qui espèrent un profit – mais, en vertu des mêmes principes, parce qu’ils ne font pas le bien pour la raison que c’est le bien, ils ne seront pas mieux considérés par Dieu ; enfin, le groupe des meilleurs, celui qui rassemble ceux qui ne font pas le bien par peur des punitions ni par espoir d’un bénéfice, mais parce que c’est le bien. Chez ceux-là, « les passions sont mortes », ils n’ont aucun souci de ce qui fait le quotidien des autres – argent, honneurs, puissance, richesse, avoir. Ils n’aiment que Dieu et n’ont de souci que lui. Ils veulent imiter la vie du Christ, ils seront récompensés par l’éternelle jouissance de béatitudes indicibles.

 

 Manuel envisage ensuite de démontrer, avec force syllogismes, que Mahomet ne fait que reprendre la loi de Moïse, ce qui est une régression par rapport à la loi du Christ qui était un progrès sur l’ancienne loi mosaïque. Ainsi : circoncire les enfants ; s’abstenir de manger du porc ; épouser plusieurs femmes ; se marier avec la femme de son frère s’il est mort sans laisser d’enfants ; répudier une épouse ; pratiquer le talion – autant de prescriptions communes aux Juifs et aux musulmans. De sorte que « la loi la plus récente est identique pour ainsi dire à la plus ancienne » et que Mahomet devrait alors reconnaître l’excellence de la loi qui le précède et dit la même chose que lui.

 

 Le Christ est venu pour abroger la loi de Moïse en la réalisant ; or, Mahomet prétend abroger la loi du Christ ; mais, en même temps, il restaure la loi de Moïse ; dès lors, ça n’est pas la dernière loi venue qui est la meilleure, mais la première, puisque la dernière se contente de la reprendre. Par ailleurs, nonobstant cette étrange relation, Mahomet passe son temps à outrager Moïse en se préférant à lui. Manuel II Paléologue conclut donc fort sévèrement concernant Mahomet : « Est-il encore besoin de te fournir plus de preuves encore pour t’apprendre que c’est un imposteur ? »

 

 Le Perse répond en dialecticien : la loi islamique a conservé la facilité de la loi mosaïque et la difficulté de la loi christique. Mais comme Platon qui est juge et partie dans ses dialogues et qui se fait un adversaire à sa main pour en triompher plus facilement, Manuel II Paléologue ne le laisse pas développer. Les musulmans avaient demandé un délai pour répondre le lendemain point par point aux arguments du chrétien ; le Byzantin a exigé une réponse sur-le-champ ; il l’obtient, mais il l’interrompt par une nouvelle péroraison. Quand il redonne la parole à son interlocuteur, c’est pour lui faire demander des précisions que le chrétien s’empresse de donner, reprenant ainsi une parole à laquelle il avait renoncé le temps d’une relance quasi théâtrale.

 

 L’assemblée de musulmans parle en perse ; Manuel II Paléologue ne comprend pas. Il est tard. La rencontre s’arrête là. Le Perse n’a pas, lui, recours à la violence verbale de son interlocuteur qui utilise des mots forts – imposteur par exemple pour parler de Mahomet. Il recours à l’ironie – mais n’oublions pas que c’est le chrétien qui le fait parler. Le vieil homme qui souscrit au Coran lui fait remarquer qu’il est bien tard et qu’il faut se reposer. L’empereur est chasseur, il va chasser le lendemain, il lui faudrait ne pas se fatiguer, ni prendre froid à continuer à parler plus avant dans la nuit glacée de ce coin perdu d’Anatolie. « Chasser avec mesure est bon ; autrement, c’est le contraire. Fâcheux en tout est l’excès. » Leçon claire et simple : le musulman estime qu’il est dans la bonne voie, celle du juste milieu. On imagine une connaissance de la pensée éthique d’Aristote. De façon ironique, il inscrit son interlocuteur dans le registre de l’excessif. C’est une façon de dire qu’entre un homme qui opte pour la modération et un autre qui choisit l’excès, aucune entente ne paraît possible.

 

 L’empereur répondit alors : « Il recommandait donc de cesser alors l’entretien et de nous réunir comme à l’accoutumée au lever du soleil. Moi, pour éviter d’être impoli et d’étaler au grand jour leur dérobade, j’affirmai que la mesure est la meilleure des choses, et je me levai. Nous nous séparâmes tous pour aller nous coucher. » Les Entretiens avec un musulman montrent à l’envi qu’entre tenants de Jésus-Christ et partisans de Mahomet, bien que l’un et l’autre procèdent d’une même loi mosaïque, les premiers pour la dépasser, les seconds pour y retourner, ce fut un dialogue de sourds.

 

Onfray, Michel. Décadence

Onfray, Michel. Décadence Flammarion.

Chacun connaît les pyramides égyptiennes, les temples grecs, le forum romain et convient que ces traces de civilisations mortes prouvent… que les civilisations meurent – donc qu’elles sont mortelles ! Notre civilisation judéo-chrétienne vieille de deux mille ans n’échappe pas à cette loi.

Du concept de Jésus, annoncé dans l’Ancien Testament et progressivement nourri d’images par des siècles d’art chrétien, à Ben Laden qui déclare la guerre à mort à notre Occident épuisé, c’est la fresque épique de notre civilisation que je propose ici.


On y trouve : des moines fous du désert, des empereurs chrétiens sanguinaires, des musulmans construisant leur « paradis à l’ombre des épées », de grands inquisiteurs, des sorcières chevauchant des balais, des procès d’animaux, des Indiens à plumes avec Montaigne dans les rues de Bordeaux, la résurrection de Lucrèce, un curé athée qui annonce la mort de Dieu, une révolution jacobine qui tue deux rois, des dictatures de gauche puis de droite, des camps de la mort bruns et rouges, un artiste qui vend ses excréments, un écrivain condamné à mort pour avoir écrit un roman, deux jeunes garçons qui se réclament de l’islam et égorgent un prêtre en plein office – sans parler de mille autres choses…

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